ACTE IV - Scène 6



(Pulchérie, Léon, Justine.)

LÉON
Je me le disais bien, que vos nouveaux serments,
Madame, ne seraient que des amusements.

PULCHÉRIE
Vous commencez d'un air…

LÉON
J'achèverai de même,
Ingrate ! Ce n'est plus ce Léon qui vous aime ;
Non, ce n'est plus…

PULCHÉRIE
Sachez…

LÉON
Je ne veux rien savoir,
Et je n'apporte ici ni respect ni devoir.
L'impétueuse ardeur d'une rage inquiète
N'y vient que mériter la mort que je souhaite ;
Et les emportements de ma juste fureur
Ne m'y parlent de vous que pour m'en faire horreur.
Oui, comme Pulchérie et comme impératrice,
Vous n'avez eu pour moi que détour, qu'injustice :
Si vos fausses bontés ont su me décevoir,
Vos serments m'ont réduit au dernier désespoir.

PULCHÉRIE
Ah ! Léon.

LÉON
Par quel art, que je ne puis comprendre,
Forcez-vous d'un soupir ma fureur à se rendre ?
Un coup d'œil en triomphe ; et dès que je vous vois,
Il ne me souvient plus de vos manques de foi.
Ma bouche se refuse à vous nommer parjure,
Ma douleur se défend jusqu'au moindre murmure ;
Et l'affreux désespoir qui m'amène en ces lieux
Cède au plaisir secret d'y mourir à vos yeux.
J'y vais mourir, madame, et d'amour, non de rage :
De mon dernier soupir recevez l'humble hommage ;
Et si de votre rang la fierté le permet,
Recevez-le, de grâce, avec quelque regret.
Jamais fidèle ardeur n'approcha de ma flamme,
Jamais frivole espoir ne flatta mieux une âme.
Je ne méritais pas qu'il eût aucun effet,
Ni qu'un amour si pur se vît mieux satisfait.
Mais quand vous m'avez dit : "quelque ordre qu'on me donne,
Nul autre ne sera maître de ma personne, "
J'ai dû me le promettre ; et toutefois, hélas !
Vous passez dès demain, madame, en d'autres bras ;
Et dès ce même jour, vous perdez la mémoire
De ce que vos bontés me commandaient de croire !

PULCHÉRIE
Non, je ne la perds pas, et sais ce que je dois.
Prenez des sentiments qui soient dignes de moi,
Et ne m'accusez point de manquer de parole,
Quand pour vous la tenir moi-même je m'immole.

LÉON
Quoi ? Vous n'épousez pas Martian dès demain ?

PULCHÉRIE
Savez-vous à quel prix je lui donne la main ?

LÉON
Que m'importe à quel prix un tel bonheur s'achète ?

PULCHÉRIE
Sortez, sortez du trouble où votre erreur vous jette,
Et sachez qu'avec moi ce grand titre d'époux
N'a point de privilège à vous rendre jaloux ;
Que sous l'illusion de ce faux hyménée,
Je fais vœu de mourir telle que je suis née ;
Que Martian reçoit et ma main et ma foi
Pour me conserver toute, et tout l'empire à moi ;
Et que tout le pouvoir que cette foi lui donne
Ne le fera jamais maître de ma personne.
Est-ce tenir parole ? Et reconnaissez-vous
À quel point je vous sers quand j'en fais mon époux ?
C'est pour vous qu'en ses mains je dépose l'empire ;
C'est pour vous le garder qu'il me plaît de l'élire.
Rendez-vous, comme lui, digne de ce dépôt,
Que son âge penchant vous remettra bientôt ;
Suivez-le pas à pas ; et marchant dans sa route,
Mettez ce premier rang après lui hors de doute.
Étudiez sous lui ce grand art de régner,
Que tout autre aurait peine à vous mieux enseigner ;
Et pour vous assurer ce que j'en veux attendre,
Attachez-vous au trône, et faites-vous son gendre :
Je vous donne Justine.

LÉON
À moi, madame !

PULCHÉRIE
À vous,
Que je m'étais promis moi-même pour époux.

LÉON
Ce n'est donc pas assez de vous avoir perdue,
De voir en d'autres mains la main qui m'était due,
Il faut aimer ailleurs !

PULCHÉRIE
Il faut être empereur,
Et le sceptre à la main, justifier mon cœur ;
Montrer à l'univers, dans le héros que j'aime,
Tout ce qui rend un front digne du diadème ;
Vous mettre, à mon exemple, au-dessus de l'amour,
Et par mon ordre enfin régner à votre tour.
Justine a du mérite, elle est jeune, elle est belle :
Tous vos rivaux pour moi le vont être pour elle ;
Et l'empire pour dot est un trait si charmant,
Que je ne vous en puis répondre qu'un moment.

LÉON
Oui, madame, après vous elle est incomparable :
Elle est de votre cour la plus considérable ;
Elle a des qualités à se faire adorer,
Mais, hélas ! Jusqu'à vous j'avais droit d'aspirer.
Voulez-vous qu'à vos yeux je trompe un tel mérite,
Que sans amour pour elle à m'aimer je l'invite,
Qu'en vous laissant mon cœur je demande le sien,
Et lui promette tout pour ne lui donner rien ?

PULCHÉRIE
Et ne savez-vous pas qu'il est des hyménées
Que font sans nous au ciel les belles destinées ?
Quand il veut que l'effet en éclate icibas,
Lui-même il nous entraîne où nous ne pensions pas ;
Et dès qu'il les résout, il sait trouver la voie
De nous faire accepter ses ordres avec joie.

LÉON
Mais ne vous aimer plus ! Vous voler tous mes vœux !

PULCHÉRIE
Aimez-moi, j'y consens ; je dis plus, je le veux,
Mais comme impératrice, et non plus comme amante :
Que la passion cesse, et que le zèle augmente.
Justine, qui m'écoute, agréera bien, seigneur,
Que je conserve ainsi ma part en votre cœur.
Je connais tout le sien. Rendez-vous plus traitable,
Pour apprendre à l'aimer autant qu'elle est aimable ;
et laissez-vous conduire à qui sait mieux que vous
Les chemins de vous faire un sort illustre et doux.
Croyez-en votre amante et votre impératrice :
L'une aime vos vertus, l'autre leur rend justice ;
Et sur Justine et vous je dois pouvoir assez
Pour vous dire à tous deux : " je parle, obéissez. "

LÉON
J'obéis donc, madame, à cet ordre suprême,
Pour vous offrir un cœur qui n'est pas à lui-même ;
Mais enfin je ne sais quand je pourrai donner
Ce que je ne puis même offrir sans le gêner ;
Et cette offre d'un cœur entre les mains d'une autre
Ne peut faire un amour qui mérite le vôtre.

JUSTINE
Il est assez à moi, dans de si bonnes mains,
Pour n'en point redouter de vrais et longs dédains ;
Et je vous répondrais d'une amitié sincère,
Si j'en avais l'aveu de l'empereur mon père.
Le temps fait tout, seigneur.

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