ACTE IV - Scène 3



(Pulchérie, Martian, Justine.)

PULCHÉRIE
On m'a dit que pour moi vous aviez de l'amour,
Seigneur ; serait-il vrai ?

MARTIAN
Qui vous l'a dit, madame ?

PULCHÉRIE
Vos services, mes yeux, le trouble de votre âme,
L'exil que mon hymen vous devait imposer :
Sont-ce là des témoins, seigneur, à récuser ?

MARTIAN
C'est donc à moi, madame, à confesser mon crime.
L'amour naît aisément du zèle et de l'estime ;
Et l'assiduité près d'un charmant objet
N'attend point notre aveu pour faire son effet.
Il m'est honteux d'aimer ; il vous l'est d'être aimée
D'un homme dont la vie est déjà consumée,
Qui ne vit qu'à regret depuis qu'il a pu voir
Jusqu'où ses yeux charmés ont trahi son devoir.
Mon cœur, qu'un si long âge en mettait hors d'alarmes,
S'est vu livré par eux à ces dangereux charmes.
En vain, madame, en vain je m'en suis défendu ;
En vain j'ai su me taire après m'être rendu :
On m'a forcé d'aimer, on me force à le dire.
Depuis plus de dix ans je languis, je soupire,
Sans que de tout l'excès d'un si long déplaisir
Vous ayez pu surprendre une larme, un soupir ;
Mais enfin la langueur qu'on voit sur mon visage
Est encor plus l'effet de l'amour que de l'âge.
Il faut faire un heureux, le jour n'en est pas loin :
Pardonnez à l'horreur d'en être le témoin,
Si mes maux et ce feu digne de votre haine
Cherchent dans un exil leur remède, et sa peine.
Adieu : vivez heureuse ; et si tant de jaloux…

PULCHÉRIE
Ne partez pas, seigneur, je les tromperai tous ;
Et puisque de ce choix aucun ne me dispense,
Il est fait, et de tel à qui pas un ne pense.

MARTIAN
Quel qu'il soit, il sera l'arrêt de mon trépas,
Madame.

PULCHÉRIE
Encore un coup, ne vous éloignez pas.
Seigneur, jusques ici vous m'avez bien servie ;
Vos lumières ont fait tout l'éclat de ma vie ;
La vôtre s'est usée à me favoriser :
Il faut encor plus faire, il faut…

MARTIAN
Quoi ?

PULCHÉRIE
M'épouser.

MARTIAN
Moi, madame ?

PULCHÉRIE
Oui, seigneur ; c'est le plus grand service
Que vos soins puissent rendre à votre impératrice.
Non qu'en m'offrant à vous je réponde à vos feux
Jusques à souhaiter des fils et des neveux :
Mon aïeul, dont partout les hauts faits retentissent,
Voudra bien qu'avec moi ses descendants finissent,
Que j'en sois la dernière, et ferme dignement
D'un si grand empereur l'auguste monument.
Qu'on ne prétende plus que ma gloire s'expose
À laisser des Césars du sang de Théodose.
Qu'ai-je affaire de race à me déshonorer,
Moi qui n'ai que trop vu ce sang dégénérer,
Et que s'il est fécond en illustres princesses,
Dans les princes qu'il forme il n'a que des faiblesses ?
Ce n'est pas que Léon, choisi pour souverain,
Pour me rendre à mon rang n'eût obtenu ma main.
Mon amour, à ce prix, se fût rendu justice ;
Mais puisqu'on m'a sans lui nommée impératrice,
je dois à ce haut rang d'assez nobles projets
Pour n'admettre en mon lit aucun de mes sujets.
Je ne veux plus d'époux, mais il m'en faut une ombre,
Qui des Césars pour moi puisse grossir le nombre ;
Un mari qui content d'être au-dessus des rois,
Me donne ses clartés, et dispense mes lois ;
Qui n'étant en effet que mon premier ministre,
Par ce que sous moi l'on craindrait de sinistre,
Et pour tenir en bride un peuple sans raison,
Paroisse mon époux, et n'en ait que le nom.
Vous m'entendez, seigneur, et c'est assez vous dire.
Prêtez-moi votre main, je vous donne l'empire :
Éblouissons le peuple, et vivons entre nous
Comme s'il n'était point d'épouses ni d'époux.
Si ce n'est posséder l'objet de votre flamme,
C'est vous rendre du moins le maître de son âme,
L'ôter à vos rivaux, vous mettre au-dessus d'eux,
Et de tous mes amants vous voir le plus heureux.

MARTIAN
Madame…

PULCHÉRIE
À vos hauts faits je dois ce grand salaire ;
Et j'acquitte envers vous et l'état et mon frère.

MARTIAN
Aurait-on jamais cru, madame… ?

PULCHÉRIE
Allez, seigneur,
Allez en plein sénat faire voir l'empereur.
Il demeure assemblé pour recevoir son maître :
Allez-y de ma part vous faire reconnaître ;
Ou si votre souhait ne répond pas au mien,
Faites grâce à mon sexe, et ne m'en dites rien.

MARTIAN
Souffrez qu'à vos genoux, madame…

PULCHÉRIE
Allez, vous dis-je :
Je m'oblige encor plus que je ne vous oblige ;
Et mon cœur qui vous vient d'ouvrir ses sentiments,
N'en veut ni de refus ni de remerciements.

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