ACTE I - Scène 5



(Aspar, Irène.)

IRÈNE
Il a beaucoup d'amour.

ASPAR
Oui, madame ; et j'avoue
Qu'avec quelque raison la princesse s'en loue :
Mais j'aurais souhaité qu'en cette occasion
L'amour concertât mieux avec l'ambition,
Et que son amitié, s'en laissant moins séduire,
Ne nous exposât point à nous entre-détruire,
Vous voyez qu'avec lui j'ai voulu m'accorder.
M'aimeriez-vous encor si j'osais lui céder,
Moi qui dois d'autant plus mes soins à ma fortune,
Que l'amour entre nous la doit rendre commune ?

IRÈNE
Seigneur, lorsque le mien vous a donné mon cœur,
Je n'ai point prétendu la main d'un empereur :
Vous pouviez être heureux sans m'apporter ce titre ;
Mais du sort de Léon Pulchérie est l'arbitre,
Et l'orgueil de son sang avec quelque raison
Ne peut souffrir d'époux à moins de ce grand nom.
Avant que ce cher frère épouse la princesse,
Il faut que le pouvoir s'unisse à la tendresse,
Et que le plus haut rang mette en leur plus beau jour
La grandeur du mérite et l'excès de l'amour.
M'aimeriez-vous assez pour n'être point contraire
À l'unique moyen de rendre heureux ce frère,
Vous qui, dans votre amour, avez pu sans ennui
Vous défendre de l'être un moment avant lui,
Et qui mériteriez qu'on vous fît mieux connaître
Que s'il ne le devient, vous aurez peine à l'être ?

ASPAR
C'est aller un peu vite, et bientôt m'insulter
En sœur de souverain qui cherche à me quitter.
Je vous aime, et jamais une ardeur plus sincère…

IRÈNE
Seigneur, est-ce m'aimer que de perdre mon frère ?

ASPAR
Voulez-vous que pour lui je me perde d'honneur ?
Est-ce m'aimer que mettre à ce prix mon bonheur ?
Moi, qu'on a vu forcer trois camps et vingt murailles,
Moi qui, depuis dix ans, ai gagné sept batailles,
N'ai-je acquis tant de nom que pour prendre la loi
De qui n'a commandé que sous Procope, ou moi,
Que pour m'en faire un maître, et m'attacher moi-même
Un joug honteux au front, au lieu d'un diadème ?

IRÈNE
Je suis plus raisonnable, et ne demande pas
Qu'en faveur d'un ami vous descendiez si bas.
Pylade pour Oreste aurait fait davantage ;
Mais de pareils efforts ne sont plus en usage,
Un grand cœur les dédaigne, et le siècle a changé :
À s'aimer de plus près on se croit obligé,
Et des vertus du temps l'âme persuadée
Hait de ces vieux héros la surprenante idée.

ASPAR
Il y va de ma gloire, et les siècles passés…

IRÈNE
Elle n'est pas, seigneur, peut-être où vous pensez ;
Et quoi qu'un juste espoir ose vous faire croire,
S'exposer au refus, c'est hasarder sa gloire.
La princesse peut tout, ou du moins plus que vous.
Vous vous attirerez sa haine et son courroux.
Son amour l'intéresse, et son âme hautaine…

ASPAR
Qu'on me fasse empereur, et je crains peu sa haine.

IRÈNE
Mais s'il faut qu'à vos yeux un autre préféré
Monte, en dépit de vous, à ce rang adoré,
Quel déplaisir ! Quel trouble ! Et quelle ignominie
Laissera pour jamais votre gloire ternie !
Non, seigneur, croyez-moi, n'allez point au sénat,
De vos hauts faits pour vous laissez parler l'éclat.
Qu'il sera glorieux que sans briguer personne,
Ils fassent à vos pieds apporter la couronne,
Que votre seul mérite emporte ce grand choix,
Sans que votre présence ait mendié de voix !
Si Procope, ou Léon, ou Martian, l'emporte,
Vous n'aurez jamais eu d'ambition si forte,
Et vous désavouerez tous ceux de vos amis
Dont la chaleur pour vous se sera trop permis.

ASPAR
À ces hauts sentiments s'il me fallait répondre,
J'aurais peine, madame, à ne me point confondre :
J'y vois beaucoup d'esprit, j'y trouve encor plus d'art ;
Et ce que j'en puis dire à la hâte et sans fard,
Dans ces grands intérêts vous montrer si savante,
C'est être bonne sœur et dangereuse amante.
L'heure me presse : adieu. J'ai des amis à voir
Qui sauront accorder ma gloire et mon devoir :
Le ciel me prêtera par eux quelque lumière
À mettre l'un et l'autre en assurance entière,
Et répondre avec joie à tout ce que je dois
À vous, à ce cher frère, à la princesse, à moi.

IRÈNE
( seule)
Perfide, tu n'es pas encore où tu te penses.
J'ai pénétré ton cœur, j'ai vu tes espérances :
De ton amour pour moi je vois l'illusion ;
Mais tu n'en sortiras qu'à ta confusion.

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