ACTE I - Scène 3



(Léon, Irène.)

IRÈNE
Vous ne me dites rien,
Seigneur : attendez-vous que j'ouvre l'entretien ?

LÉON
À dire vrai, ma sœur, je ne sais que vous dire.
Aspar m'aime, il vous aime : il y va de l'empire ;
Et s'il faut qu'entre nous on balance aujourd'hui,
La princesse est pour moi, le mérite est pour lui.
Vouloir qu'en ma faveur à ce grade il renonce,
C'est faire une prière indigne de réponse ;
Et de son amitié je ne puis l'exiger,
Sans vous voler un bien qu'il vous doit partager.
C'est là ce qui me force à garder le silence :
Je me réponds pour vous à tout ce que je pense,
Et puisque j'ai souffert qu'il ait tout votre cœur,
Je dois souffrir aussi vos soins pour sa grandeur.
À dire vrai, ma sœur, je ne sais que vous dire.
Aspar m'aime, il vous aime : il y va de l'empire ;
Et s'il faut qu'entre nous on balance aujourd'hui,

IRÈNE
J'ignore encor quel fruit je pourrais en attendre.
Pour le trône, il est sûr qu'il a droit d'y prétendre ;
Sur vous et sur tout autre il le peut emporter :
Mais qu'il m'y donne part, c'est dont j'ose douter.
Il m'aime en apparence, en effet il m'amuse ;
Jamais pour notre hymen il ne manque d'excuse,
Et vous aime à tel point, que si vous l'en croyez,
Il ne peut être heureux que vous ne le soyez :
Non que votre bonheur fortement l'intéresse ;
Mais sachant quel amour a pour vous la princesse,
Il veut voir quel succès aura son grand dessein,
Pour ne point m'épouser qu'en sœur de souverain.
Ainsi depuis deux ans vous voyez qu'il diffère.
Du reste à Pulchérie il prend grand soin de plaire,
Avec exactitude il suit toutes ses lois ;
Et dans ce que sous lui vous avez eu d'emplois,
Votre tête aux périls à toute heure exposée
M'a pour vous et pour moi presque désabusée ;
La gloire d'un ami, la haine d'un rival,
La hasardaient peut-être avec un soin égal.
Le temps est arrivé qu'il faut qu'il se déclare ;
Et de son amitié l'effort sera bien rare
Si mis à cette épreuve, ambitieux qu'il est,
Il cherche à vous servir contre son intérêt.
Peut-être il promettra ; mais quoi qu'il vous promette,
N'en ayons pas, seigneur, l'âme moins inquiète ;
Son ardeur trouvera pour vous si peu d'appui,
Qu'on le fera lui-même empereur malgré lui ;
Et lors, en ma faveur quoi que l'amour oppose,
Il faudra faire grâce au sang de Théodose ;
Et le sénat voudra qu'il prenne d'autres yeux
Pour mettre la princesse au rang de ses aïeux.
Son cœur suivra le sceptre, en quelque main qu'il brille :
Si Martian l'obtient, il aimera sa fille ;
Et l'amitié du frère et l'amour de la sœur
Céderont à l'espoir de s'en voir successeur.
En un mot, ma fortune est encor fort douteuse :
Si vous n'êtes heureux, je ne puis être heureuse ;
Et je n'ai plus d'amant non plus que vous d'ami,
À moins que dans le trône il vous voie affermi.

LÉON
Vous présumez bien mal d'un héros qui vous aime.

IRÈNE
Je pense le connaître à l'égal de moi-même ;
Mais croyez-moi, seigneur, et l'empire est à vous.

LÉON
Ma sœur !

IRÈNE
Oui, vous l'aurez malgré lui, malgré tous.

LÉON
N'y perdons aucun temps : hâtez-vous de m'instruire ;
Hâtez-vous de m'ouvrir la route à m'y conduire ;
Et si votre bonheur peut dépendre du mien…

IRÈNE
Apprenez le secret de ne hasarder rien.
N'agissez point pour vous ; il s'en offre trop d'autres
De qui les actions brillent plus que les vôtres,
Que leurs emplois plus hauts ont mis en plus d'éclat,
Et qui, s'il faut tout dire, ont plus servi l'état :
Vous les passez peut-être en grandeur de courage ;
Mais il vous a manqué l'occasion et l'âge ;
Vous n'avez commandé que sous des généraux,
Et n'êtes pas encor du poids de vos rivaux.
Proposez la princesse ; elle a des avantages
Que vous verrez sur l'heure unir tous les suffrages :
Tant qu'a vécu son frère, elle a régné pour lui ;
Ses ordres de l'empire ont été tout l'appui ;
On vit depuis quinze ans sous son obéissance :
Faites qu'on la maintienne en sa toute-puissance,
Qu'à ce prix le sénat lui demande un époux ;
Son choix tombera-t-il sur un autre que vous ?
Voudroit-elle de vous une action plus belle
Qu'un respect amoureux qui veut tenir tout d'elle ?
L'amour en deviendra plus fort qu'auparavant,
Et vous vous servirez vous-même en la servant.

LÉON
Ah ! Que c'est me donner un conseil salutaire !
A-t-on jamais vu sœur qui servît mieux un frère ?
Martian avec joie embrassera l'avis :
À peine parle-t-il que les siens sont suivis ;
Et puisqu'à la princesse il a promis un zèle
À tout oser pour moi sur l'ordre qu'il a d'elle,
Comme sa créature, il fera hautement
Bien plus en sa faveur qu'en faveur d'un amant.

IRÈNE
Pour peu qu'il vous appuie, allez, l'affaire est sûre.

LÉON
Aspar vient : faites-lui, ma sœur, quelque ouverture ;
Voyez…

IRÈNE
C'est un esprit qu'il faut mieux ménager ;
Nous découvrir à lui, c'est tout mettre en danger :
Il est ambitieux, adroit, et d'un mérite…

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024