ACTE II - Scène 1



(Martian, Justine.)

JUSTINE
Notre illustre princesse est donc impératrice,
Seigneur ?

MARTIAN
À ses vertus on a rendu justice.
Léon l'a proposée ; et quand je l'ai suivi,
J'en ai vu le sénat au dernier point ravi ;
Il a réduit soudain toutes ses voix en une,
Et s'est débarrassé de la foule importune,
Du turbulent espoir de tant de concurrents
Que la soif de régner avait mis sur les rangs.

JUSTINE
Ainsi voilà Léon assuré de l'empire.

MARTIAN
Le sénat, je l'avoue, avait peine à l'élire,
Et contre les grands noms de ses compétiteurs
Sa jeunesse eût trouvé d'assez froids protecteurs :
Non qu'il n'ait du mérite, et que son grand courage
Ne se pût tout promettre avec un peu plus d'âge ;
On n'a point vu sitôt tant de rares exploits ;
Mais et l'expérience, et les premiers emplois,
Le titre éblouissant de général d'armée,
Tout ce qui peut enfin grossir la renommée,
Tout cela veut du temps ; et l'amour aujourd'hui
Va faire ce qu'un jour son nom ferait pour lui.

JUSTINE
Hélas ! Seigneur.

MARTIAN
Hélas ! Ma fille, quel mystère
T'oblige à soupirer de ce que dit un père ?

JUSTINE
L'image de l'empire en de si jeunes mains
M'a tiré ce soupir pour l'état, que je plains.

MARTIAN
Pour l'intérêt public rarement on soupire,
Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre :
L'un se cache sous l'autre, et fait un faux éclat ;
Et jamais, à ton âge, on ne plaignit l'état.

JUSTINE
À mon âge, un soupir semble dire qu'on aime :
Cependant vous avez soupiré tout de même,
Seigneur ; et si j'osais vous le dire à mon tour…

MARTIAN
Ce n'est point à mon âge à soupirer d'amour,
Je le sais ; mais enfin chacun a sa faiblesse.
Aimerais-tu Léon ?

JUSTINE
Aimez-vous la princesse ?

MARTIAN
Oublie en ma faveur que tu l'as deviné,
Et démens un soupçon qu'un soupir t'a donné.
L'amour en mes pareils n'est jamais excusable :
Pour peu qu'on s'examine, on s'en tient méprisable,
On s'en hait ; et ce mal, qu'on n'ose découvrir,
Fait encor plus de peine à cacher qu'à souffrir ;
Mais t'en faire l'aveu, c'est n'en faire à personne ;
La part que le respect, que l'amitié t'y donne,
Et tout ce que le sang en attire sur toi,
T'imposent de le taire une éternelle loi.
J'aime, et depuis dix ans ma flamme et mon silence
Font à mon triste cœur égale violence :
J'écoute la raison, j'en goûte les avis,
Et les mieux écoutés sont le plus mal suivis.
Cent fois en moins d'un jour je guéris et retombe ;
Cent fois je me révolte, et cent fois je succombe :
Tant ce calme forcé, que j'étudie en vain,
Près d'un si rare objet s'évanouit soudain !

JUSTINE
Mais pourquoi lui donner vous-même la couronne,
Quand à son cher Léon c'est donner sa personne ?

MARTIAN
Apprends que dans un âge usé comme le mien,
Qui n'ose souhaiter ni même accepter rien,
L'amour hors d'intérêt s'attache à ce qu'il aime,
Et n'osant rien pour soi, le sert contre soi-même.

JUSTINE
N'ayant rien prétendu, de quoi soupirez-vous ?

MARTIAN
Pour ne prétendre rien, on n'est pas moins jaloux ;
Et ces désirs, qu'éteint le déclin de la vie,
N'empêchent pas de voir avec un œil d'envie,
Quand on est d'un mérite à pouvoir faire honneur,
Et qu'il faut qu'un autre âge emporte le bonheur.
Que le moindre retour vers nos belles années
Jette alors d'amertume en nos âmes gênées !
"Que n'ai-je vu le jour quelques lustres plus tard !
Disais-je ; en ses bontés peut-être aurais-je part,
Si le ciel n'opposait auprès de la princesse
À l'excès de l'amour le manque de jeunesse ;
De tant et tant de cœurs qu'il force à l'adorer,
Devais-je être le seul qui ne pût espérer ? "
J'aimais quand j'étais jeune, et ne déplaisais guère :
Quelquefois de soi-même on cherchait à me plaire ;
Je pouvais aspirer au cœur le mieux placé ;
Mais, hélas ! J'étais jeune, et ce temps est passé ;
Le souvenir en tue, et l'on ne l'envisage
Qu'avec, s'il le faut dire, une espèce de rage ;
On le repousse, on fait cent projets superflus :
Le trait qu'on porte au cœur s'enfonce d'autant plus ;
Et ce feu, que de honte on s'obstine à contraindre,
Redouble par l'effort qu'on se fait pour l'éteindre.

JUSTINE
Instruit que vous étiez des maux que fait l'amour,
Vous en pouviez, seigneur, empêcher le retour,
Contre toute sa ruse être mieux sur vos gardes.

MARTIAN
Et l'ai-je regardé comme tu le regardes,
Moi qui me figurois que ma caducité
Près de la beauté même était en sûreté ?
Je m'attachais sans crainte à servir la princesse,
Fier de mes cheveux blancs, et fort de ma faiblesse ;
Et quand je ne pensais qu'à remplir mon devoir,
Je devenais amant sans m'en apercevoir.
Mon âme, de ce feu nonchalamment saisie,
Ne l'a point reconnu que par ma jalousie :
Tout ce qui l'approchait voulait me l'enlever,
Tout ce qui lui parlait cherchait à m'en priver ;
Je tremblais qu'à leurs yeux elle ne fût trop belle ;
Je les haïssais tous, comme plus dignes d'elle,
Et ne pouvais souffrir qu'on s'enrichît d'un bien
Que j'enviais à tous sans y prétendre rien.
Quel supplice d'aimer un objet adorable,
Et de tant de rivaux se voir le moins aimable !
D'aimer plus qu'eux ensemble, et n'oser de ses feux,
Quelques ardents qu'ils soient, se promettre autant qu'eux !
On aurait deviné mon amour par ma peine,
Si la peur que j'en eus n'avait fui tant de gêne.
L'auguste Pulchérie avait beau me ravir,
J'attendais à la voir qu'il la fallût servir :
Je fis plus, de Léon j'appuyai l'espérance ;
La princesse l'aima, j'en eus la confiance,
Et la dissuadai de se donner à lui
Qu'il ne fût de l'empire ou le maître ou l'appui.
Ainsi, pour éviter un hymen si funeste,
Sans rendre heureux Léon, je détruisais le reste ;
Et mettant un long terme au succès de l'amour,
J'espérais de mourir avant ce triste jour.
Nous y voilà, ma fille, et du moins j'ai la joie
D'avoir à son triomphe ouvert l'unique voie.
J'en mourrai du moment qu'il recevra sa foi,
Mais dans cette douceur qu'ils tiendront tout de moi.
J'ai caché si longtemps l'ennui qui me dévore,
Qu'en dépit que j'en aie, enfin il s'évapore :
L'aigreur en diminue à te le raconter.
Fais-en autant du tien ; c'est mon tour d'écouter.

JUSTINE
Seigneur, un mot suffit pour ne vous en rien taire :
Le même astre a vu naître et la fille et le père ;
Ce mot dit tout. Souffrez qu'une imprudente ardeur,
Prête à s'évaporer, respecte ma pudeur.
Je suis jeune, et l'amour trouvait une âme tendre
Qui n'avait ni le soin ni l'art de se défendre :
La princesse, qui m'aime et m'ouvrait ses secrets,
Lui prêtait contre moi d'inévitables traits,
Et toutes les raisons dont s'appuyait sa flamme
Étaient autant de dards qui me traversaient l'âme.
Je pris, sans y penser, son exemple pour loi :
"Un amant digne d'elle est trop digne de moi,
Disais-je ; et s'il brûlait pour moi comme pour elle,
Avec plus de bonté je recevrais son zèle. "
Plus elle m'en peignait les rares qualités,
Plus d'une douce erreur mes sens étaient flattés.
D'un illustre avenir l'infaillible présage,
Qu'on voit si hautement écrit sur son visage,
Son nom que je voyais croître de jour en jour,
Pour moi, comme pour elle, étaient dignes d'amour :
Je les voyais d'accord d'un heureux hyménée ;
Mais nous n'en étions pas encore à la journée :
"Quelque obstacle imprévu rompra de si doux nœuds,
Ajoutais-je ; et le temps éteint les plus beaux feux. "
C'est ce que m'inspirait l'aimable rêverie
Dont jusqu'à ce grand jour ma flamme s'est nourrie ;
Mon cœur, qui ne voulait désespérer de rien,
S'en faisait à toute heure un charmant entretien.
Qu'on rêve avec plaisir, quand notre âme blessée
Autour de ce qu'elle aime est toute ramassée !
Vous le savez, seigneur, et comme à tous propos
Un doux je ne sais quoi trouble notre repos :
Un sommeil inquiet sur de confus nuages
Élève incessamment de flatteuses images,
Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
Que le réveil admire et ne dédit jamais.
Ainsi, près de tomber dans un malheur extrême,
J'en écartais l'idée en m'abusant moi-même ;
Mais il faut renoncer à des abus si doux ;
Et je me vois, seigneur, au même état que vous.

MARTIAN
Tu peux aimer ailleurs, et c'est un avantage
Que n'ose se permettre un amant de mon âge.
Choisis qui tu voudras, je saurai l'obtenir.
Mais écoutons Aspar, que j'aperçois venir.

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