ACTE III - Scène 4



(Léon, Justine.)

LÉON
C'est trop de retenue, il est temps que j'éclate :
Je ne l'ai point nommée ambitieuse, ingrate ;
Mais le sujet enfin va céder à l'amant,
Et l'excès du respect au juste emportement.
Dites-le-moi, madame : a-t-on vu perfidie
Plus noire au fond de l'âme, au dehors plus hardie ?
A-t-on vu plus d'étude attacher la raison
À l'indigne secours de tant de trahison ?
Loin d'en baisser les yeux, l'orgueilleuse en fait gloire ;
Elle nous l'ose peindre en illustre victoire.
L'honneur et le devoir eux seuls la font agir !
Et m'étant plus fidèle, elle aurait à rougir !

JUSTINE
La gêne qu'elle en souffre égale bien la vôtre :
Pour vous, elle renonce à choisir aucun autre ;
Elle-même en vos mains en a fait le serment.

LÉON
Illusion nouvelle, et pur amusement !
Il n'est, madame, il n'est que trop de conjonctures
Où les nouveaux serments sont de nouveaux parjures.
Qui sait l'art de régner les rompt avec éclat,
Et ne manque jamais de cent raisons d'état.

JUSTINE
Mais si vous la piquiez d'un peu de jalousie,
Seigneur, si vous brouilliez par là sa fantaisie,
Son amour mal éteint pourrait vous rappeler,
Et sa gloire aurait peine à vous laisser aller.

LÉON
Me soupçonneriez-vous d'avoir l'âme assez basse
Pour employer la feinte à tromper ma disgrâce ?
Je suis jeune, et j'en fais trop mal ici ma cour
Pour joindre à ce défaut un faux éclat d'amour.

JUSTINE
L'agréable défaut, seigneur, que la jeunesse !
Et que de vos jaloux l'importune sagesse,
Toute fière qu'elle est, le voudrait racheter
De tout ce qu'elle croit et croira mériter !
Mais si feindre en amour à vos yeux est un crime,
Portez sans feinte ailleurs votre plus tendre estime :
Punissez tant d'orgueil par de justes dédains,
Et mettez votre cœur en de plus sûres mains.

LÉON
Vous voyez qu'à son rang elle me sacrifie,
Madame, et vous voulez que je la justifie !
Qu'après tous les mépris qu'elle montre pour moi,
Je lui prête un exemple à me voler sa foi !

JUSTINE
Aimez, à cela près, et sans vous mettre en peine
Si c'est justifier ou punir l'inhumaine ;
Songez que si vos vœux en étaient mal reçus,
On pourrait avec joie accepter ses refus.
L'honneur qu'on se ferait à vous détacher d'elle
Rendrait cette conquête et plus noble et plus belle.
Plus il faut de mérite à vous rendre inconstant,
Plus en aurait de gloire un cœur qui vous attend ;
Car peut-être en est-il que la princesse même
Condamne à vous aimer dès que vous direz : " j'aime. "
Adieu : c'en est assez pour la première fois.

LÉON
Ô ciel, délivre-moi du trouble où tu me vois !

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