ACTE I - Scène 1



(Pulchérie, Léon.)

PULCHÉRIE
Je vous aime, Léon, et n'en fais point mystère :
Des feux tels que les miens n'ont rien qu'il faille taire.
Je vous aime, et non point de cette folle ardeur
Que les yeux éblouis font maîtresse du cœur,
Non d'un amour conçu par les sens en tumulte,
À qui l'âme applaudit sans qu'elle se consulte,
Et qui ne concevant que d'aveugles désirs,
Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs :
Ma passion pour vous, généreuse et solide,
À la vertu pour âme, et la raison pour guide,
La gloire pour objet, et veut sous votre loi
Mettre en ce jour illustre et l'univers et moi.
Mon aïeul Théodose, Arcadius mon père,
Cet empire quinze ans gouverné pour un frère,
L'habitude à régner, et l'horreur d'en déchoir,
Voulaient dans un mari trouver même pouvoir.
Je vous en ai cru digne ; et dans ces espérances,
Dont un penchant flatteur m'a fait des assurances,
De tout ce que sur vous j'ai fait tomber d'emplois
Aucun n'a démenti l'attente de mon choix ;
Vos hauts faits à grands pas nous portaient à l'empire ;
J'avais réduit mon frère à ne m'en point dédire :
Il vous y donnait part, et j'étais toute à vous ;
Mais ce malheureux prince est mort trop tôt pour nous.
L'empire est à donner, et le sénat s'assemble
Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble,
Et dont les Huns, les Goths, les Vandales, les Francs,
Bouleversent la masse et déchirent les flancs.
Je vois de tous côtés des partis et des ligues :
Chacun s'entre-mesure et forme ses intrigues.
Procope, Gratian, Aréobinde, Aspar
Vous peuvent enlever ce grand nom de César :
Ils ont tous du mérite ; et ce dernier s'assure
Qu'on se souvient encor de son père Ardabure,
Qui terrassant Mitrane en combat singulier,
Nous acquit sur la Perse un avantage entier,
Et rassurant par là nos aigles alarmées,
Termina seul la guerre aux yeux des deux armées.
Mes souhaits, mon crédit, mes amis, sont pour vous ;
Mais à moins que ce rang, plus d'amour, point d'époux :
Il faut, quelques douceurs que cet amour propose,
Le trône ou la retraite au sang de Théodose ;
Et si par le succès mes desseins sont trahis,
Je m'exile en Judée auprès d'Athénaïs.

LÉON
Je vous suivrais, madame ; et du moins sans ombrage
De ce que mes rivaux ont sur moi d'avantage,
Si vous ne m'y faisiez quelque destin plus doux,
J'y mourrais de douleur d'être indigne de vous :
J'y mourrais à vos yeux en adorant vos charmes.
Peut-être essuieriez-vous quelqu'une de mes larmes ;
Peut-être ce grand cœur, qui n'ose s'attendrir,
S'y défendrait si mal de mon dernier soupir,
Qu'un éclat imprévu de douleur et de flamme
Malgré vous à son tour voudrait suivre mon âme.
La mort, qui finirait à vos yeux mes ennuis,
Aurait plus de douceur que l'état où je suis.
Vous m'aimez ; mais, hélas ! Quel amour est le vôtre,
Qui s'apprête peut-être à pencher vers un autre ?
Que servent ces désirs, qui n'auront point d'effet
Si votre illustre orgueil ne se voit satisfait ?
Et que peut cet amour dont vous êtes maîtresse,
Cet amour dont le trône a toute la tendresse,
Esclave ambitieux du suprême degré,
D'un titre qui l'allume et l'éteint à son gré ?
Ah ! Ce n'est point par là que je vous considère ;
Dans le plus triste exil vous me seriez plus chère :
Là mes yeux, sans relâche attachés à vous voir,
Feraient de mon amour mon unique devoir ;
Et mes soins, réunis à ce noble esclavage,
Sauraient de chaque instant vous rendre un plein hommage.
Pour être heureux amant, faut-il que l'univers
Ait place dans un cœur qui ne veut que vos fers ;
Que les plus dignes soins d'une flamme si pure
Deviennent partagés à toute la nature ?
Ah ! Que ce cœur, madame, a lieu d'être alarmé,
Si sans être empereur je ne suis plus aimé !

PULCHÉRIE
Vous le serez toujours ; mais une âme bien née
Ne confond pas toujours l'amour et l'hyménée :
L'amour entre deux cœurs ne veut que les unir ;
L'hyménée a de plus leur gloire à soutenir ;
Et je vous l'avouerai, pour les plus belles vies
L'orgueil de la naissance a bien des tyrannies :
Souvent les beaux désirs n'y servent qu'à gêner ;
Ce qu'on se doit combat ce qu'on se veut donner :
L'amour gémit en vain sous ce devoir sévère…
Ah ! Si je n'avais eu qu'un sénateur pour père !
Mais mon sang dans mon sexe a mis les plus grands cœurs ;
Eudoxe et Placidie ont eu des empereurs :
Je n'ose leur céder en grandeur de courage ;
Et malgré mon amour je veux même partage :
Je pense en être sûre, et tremble toutefois
Quand je vois mon bonheur dépendre d'une voix.

LÉON
Qu'avez-vous à trembler ? Quelque empereur qu'on nomme,
Vous aurez votre amant, ou du moins un grand homme,
Dont le nom, adoré du peuple et de la cour,
Soutiendra votre gloire, et vaincra votre amour.
Procope, Aréobinde, Aspar, et leurs semblables,
Parés de ce grand nom, vous deviendront aimables ;
Et l'éclat de ce rang, qui fait tant de jaloux,
En eux, ainsi qu'en moi, sera charmant pour vous.

PULCHÉRIE
Que vous m'êtes cruel, que vous m'êtes injuste
D'attacher tout mon cœur au seul titre d'Auguste !
Quoi que de ma naissance exige la fierté,
Vous seul ferez ma joie et ma félicité :
De tout autre empereur la grandeur odieuse…

LÉON
Mais vous l'épouserez, heureuse ou malheureuse ?

PULCHÉRIE
Ne me pressez point tant, et croyez avec moi
Qu'un choix si glorieux vous donnera ma foi,
Ou que si le sénat à nos voeux est contraire,
Le ciel m'inspirera ce que je devrai faire.

LÉON
Il vous inspirera quelque sage douleur,
Qui n'aura qu'un soupir à perdre en ma faveur.
Oui, de si grands rivaux…

PULCHÉRIE
Ils ont tous des maîtresses.

LÉON
Le trône met une âme au-dessus des tendresses.
Quand du grand Théodose on aura pris le rang,
Il y faudra placer les restes de son sang :
Il voudra, ce rival, qui que l'on puisse élire,
S'assurer par l'hymen de vos droits à l'empire.
S'il a pu faire ailleurs quelque offre de sa foi,
C'est qu'il a cru ce cœur trop prévenu pour moi ;
Mais se voyant au trône et moi dans la poussière,
Il se promettra tout de votre humeur altière ;
Et s'il met à vos pieds ce charme de vos yeux,
Il deviendra l'objet que vous verrez le mieux.

PULCHÉRIE
Vous pourriez un peu loin pousser ma patience,
Seigneur : j'ai l'âme fière, et tant de prévoyance
Demande à la souffrir encor plus de bonté
Que vous ne m'avez vu jusqu'ici de fierté.
Je ne condamne point ce que l'amour inspire ;
Mais enfin on peut craindre, et ne le point tant dire.
Je n'en tiendrai pas moins tout ce que j'ai promis.
Vous avez mes souhaits, vous aurez mes amis ;
De ceux de Martian vous aurez le suffrage :
Il a, tout vieux qu'il est, plus de vertus que d'âge ;
Et s'il briguait pour lui, ses glorieux travaux
Donneraient fort à craindre à vos plus grands rivaux.

LÉON
Notre empire, il est vrai, n'a point de plus grand homme :
Séparez-vous du rang, madame, et je le nomme.
S'il me peut enlever celui de souverain,
Du moins je ne crains pas qu'il m'ôte votre main :
Ses vertus le pourraient ; mais je vois sa vieillesse.

PULCHÉRIE
Quoi qu'il en soit, pour vous ma bonté l'intéresse :
Il s'est plu sous mon frère à dépendre de moi,
Et je me viens encor d'assurer de sa foi.
Je vois entrer Irène ; Aspar la trouve belle :
Faites agir pour vous l'amour qu'il a pour elle ;
Et comme en ce dessein rien n'est à négliger,
Voyez ce qu'une sœur vous pourra ménager.

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