ACTE III - Scène 1



(Pulchérie, Martian, Justine.)

PULCHÉRIE
Je vous ai dit mon ordre : allez, seigneur, de grâce,
Sauver mon triste cœur du coup qui le menace ;
Mettez tout le sénat dans ce cher intérêt.

MARTIAN
Madame, il sait assez combien Léon vous plaît,
Et le nomme assez haut alors qu'il vous défère
Un choix que votre amour vous a déjà fait faire.

PULCHÉRIE
Que ne m'en fait-il donc une obligeante loi ?
Ce n'est pas le choisir que s'en remettre à moi ;
C'est attendre l'issue à couvert de l'orage :
Si l'on m'en applaudit, ce sera son ouvrage ;
Et si j'en suis blâmée, il n'y veut point de part.
En doute du succès, il en fuit le hasard ;
Et lorsque je l'en veux garant vers tout le monde,
Il veut qu'à l'univers moi seule j'en réponde.
Ainsi m'abandonnant au choix de mes souhaits,
S'il est des mécontents, moi seule je les fais ;
Et je devrai moi seule apaiser le murmure
De ceux à qui ce choix semblera faire injure,
Prévenir leur révolte, et calmer les mutins
Qui porteront envie à nos heureux destins.

MARTIAN
Aspar vous aura vue, et cette âme chagrine…

PULCHÉRIE
Il m'a vue, et j'ai vu quel chagrin le domine ;
Mais il n'a pas laissé de me faire juger
Du choix que fait mon coeur quel sera le danger.
Il part de bons avis quelquefois de la haine ;
On peut tirer du fruit de tout ce qui fait peine ;
Et des plus grands desseins qui veut venir à bout
Prête l'oreille à tous, et fait profit de tout.

MARTIAN
Mais vous avez promis, et la foi qui vous lie…

PULCHÉRIE
Je suis impératrice, et j'étais Pulchérie.
De ce trône, ennemi de mes plus doux souhaits,
Je regarde l'amour comme un de mes sujets :
Je veux que le respect qu'il doit à ma couronne
Repousse l'attentat qu'il fait sur ma personne ;
Je veux qu'il m'obéisse, au lieu de me trahir ;
Je veux qu'il donne à tous l'exemple d'obéir ;
Et jalouse déjà de mon pouvoir suprême,
Pour l'affermir sur tous, je le prends sur moi-même.

MARTIAN
Ainsi donc ce Léon qui vous était si cher…

PULCHÉRIE
Je l'aime d'autant plus qu'il m'en faut détacher.

MARTIAN
Seroit-il à vos yeux moins digne de l'empire
Qu'alors que vous pressiez le sénat de l'élire ?

PULCHÉRIE
Il fallait qu'on le vît des yeux dont je le vois,
Que de tout son mérite on convînt avec moi,
Et que par une estime éclatante et publique
On mît l'amour d'accord avec la politique.
J'aurais déjà rempli l'espoir d'un si beau feu,
Si le choix du sénat m'en eût donné l'aveu :
J'aurais pris le parti dont il me faut défendre ;
Et si jusqu'à Léon je n'ose plus descendre,
Il m'était glorieux, le voyant souverain,
De remonter au trône en lui donnant la main.

MARTIAN
Votre cœur tiendra bon pour lui contre tous autres.

PULCHÉRIE
S'il a ces sentiments, ce ne sont pas les vôtres :
Non, seigneur, c'est Léon, c'est son juste courroux,
Ce sont ses déplaisirs qui s'expliquent par vous :
Vous prêtez votre bouche, et n'êtes pas capable
De donner à ma gloire un conseil qui l'accable.

MARTIAN
Mais ses rivaux ont-ils plus de mérite ?

PULCHÉRIE
Non ;
Mais ils ont plus d'emploi, plus de rang, plus de nom ;
Et si de ce grand choix ma flamme est la maîtresse,
Je commence à régner par un trait de faiblesse.

MARTIAN
Et tenez-vous fort sûr qu'une légèreté
Donnera plus d'éclat à votre dignité ?
Pardonnez-moi ce mot, s'il a trop de franchise,
Le peuple aura peut-être une âme moins soumise :
Il aime à censurer ceux qui lui font la loi,
Et vous reprochera jusqu'au manque de foi.

PULCHÉRIE
Je vous ai déjà dit ce qui m'en justifie :
Je suis impératrice, et j'étais Pulchérie.
J'ose vous dire plus : Léon a des jaloux,
Qui n'en font pas, seigneur, même estime que nous.
Pour surprenant que soit l'essai de son courage,
Les vertus d'empereur ne sont point de son âge :
Il est jeune, et chez eux c'est un si grand défaut,
Que ce mot prononcé détruit tout ce qu'il vaut.
Si donc j'en fais le choix, je paraîtrai le faire
Pour régner sous son nom ainsi que sous mon frère.
Vous-même, qu'ils ont vu sous lui dans un emploi
Où vos conseils régnaient autant et plus que moi,
Ne donnerez-vous point quelque lieu de vous dire
Que vous n'aurez voulu qu'un fantôme à l'empire,
Et que dans un tel choix vous vous serez flatté
De garder en vos mains toute l'autorité ?

MARTIAN
Ce n'est pas mon dessein, madame ; et s'il faut dire
Sur le choix de Léon ce que le ciel m'inspire,
Dès cet heureux moment qu'il sera votre époux,
J'abandonne Byzance et prends congé de vous,
Pour aller, dans le calme et dans la solitude,
De la mort qui m'attend faire l'heureuse étude.
Voilà comme j'aspire à gouverner l'état.
Vous m'avez commandé d'assembler le sénat ;
J'y vais, madame.

PULCHÉRIE
Quoi ? Martian m'abandonne,
Quand il faut sur ma tête affermir la couronne !
Lui, de qui le grand cœur, la prudence, la foi…

MARTIAN
Tout le prix que j'en veux, c'est de mourir à moi.

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