ACTE III - Scène 3



(Pulchérie, Léon, Justine.)

PULCHÉRIE
Seigneur, qui vous ramène ? Est-ce l'impatience
D'ajouter à mes maux ceux de votre présence,
De livrer tout mon cœur à de nouveaux combats ;
Et souffrai-je trop peu quand je ne vous vois pas ?

LÉON
Je viens savoir mon sort.

PULCHÉRIE
N'en soyez point en doute ;
Je vous aime et nous plains : c'est là me peindre toute,
C'est tout ce que je sens ; et si votre amitié
Sentait pour mes malheurs quelque trait de pitié,
Elle m'épargnerait cette fatale vue,
Qui me perd, m'assassine, et vous-même vous tue.

LÉON
Vous m'aimez, dites-vous ?

PULCHÉRIE
Plus que jamais.

LÉON
Hélas !
Je souffrirais bien moins si vous ne m'aimiez pas.
Pourquoi m'aimer encor seulement pour me plaindre ?

PULCHÉRIE
Comment cacher un feu que je ne puis éteindre ?

LÉON
Vous l'étouffez du moins sous l'orgueil scrupuleux
Qui fait seul tous les maux dont nous mourons tous deux.
Ne vous en plaignez point, le vôtre est volontaire :
Vous n'avez que celui qu'il vous plaît de vous faire ;
Et ce n'est pas pour être aux termes d'en mourir
Que d'en pouvoir guérir dès qu'on s'en veut guérir.

PULCHÉRIE
Moi seule je me fais les maux dont je soupire !
A-ce été sous mon nom que j'ai brigué l'empire ?
Ai-je employé mes soins, mes amis, que pour vous ?
Ai-je cherché par là qu'à vous voir mon époux ?
Quoi ? Votre déférence à mes efforts s'oppose !
Elle rompt mes projets, et seule j'en suis cause !
M'avoir fait obtenir plus qu'il ne m'était dû,
C'est ce qui m'a perdue, et qui vous a perdu.
Si vous m'aimiez, seigneur, vous me deviez mieux croire,
Ne pas intéresser mon devoir et ma gloire :
Ce sont deux ennemis que vous nous avez faits,
Et que tout notre amour n'apaisera jamais.
Vous m'accablez en vain de soupirs, de tendresse ;
En vain mon triste cœur en vos maux s'intéresse,
Et vous rend, en faveur de nos communs désirs,
Tendresse pour tendresse, et soupirs pour soupirs :
Lorsqu'à des feux si beaux je rends cette justice,
C'est l'amante qui parle ; oyez l'impératrice.
Ce titre est votre ouvrage, et vous me l'avez dit :
D'un service si grand votre espoir s'applaudit,
Et s'est fait en aveugle un obstacle invincible,
Quand il a cru se faire un succès infaillible.
Appuyé de mes soins, assuré de mon cœur,
Il fallait m'apporter la main d'un empereur,
M'élever jusqu'à vous en heureuse sujette :
Ma joie était entière, et ma gloire parfaite ;
Mais puis-je avec ce nom même chose pour vous ?
Il faut nommer un maître, et choisir un époux :
C'est la loi qu'on m'impose, ou plutôt c'est la peine
Qu'on attache aux douceurs de me voir souveraine.
Je sais que le sénat, d'une commune voix,
Me laisse avec respect la liberté du choix ;
Mais il attend de moi celui du plus grand homme
Qui respire aujourd'hui dans l'une et l'autre Rome :
Vous l'êtes, j'en suis sûre, et toutefois, hélas !
Un jour on le croira, mais…

LÉON
On ne le croit pas,
Madame : il faut encor du temps et des services ;
Il y faut du destin quelques heureux caprices,
Et que la renommée, instruite en ma faveur,
Séduisant l'univers, impose à ce grand cœur.
Cependant admirez comme un amant se flatte :
J'avais cru votre gloire un peu moins délicate ;
J'avais cru mieux répondre à ce que je vous dois
En tenant tout de vous, qu'en vous l'offrant en moi ;
Et qu'auprès d'un objet que l'amour sollicite,
Ce même amour pour moi tiendrait lieu de mérite.

PULCHÉRIE
Oui ; mais le tiendra-t-il auprès de l'univers,
Qui sur un si grand choix tient tous ses yeux ouverts ?
Peut-être le sénat n'ose encor vous élire,
Et si je m'y hasarde, osera m'en dédire ;
Peut-être qu'il s'apprête à faire ailleurs sa cour
Du honteux désaveu qu'il garde à notre amour ;
Car ne nous flattons point, ma gloire inexorable
Me doit au plus illustre, et non au plus aimable ;
Et plus ce rang m'élève, et plus sa dignité
M'en fait avec hauteur une nécessité.

LÉON
Rabattez ces hauteurs où tout le cœur s'oppose,
Madame, et pour tous deux hasardez quelque chose :
Tant d'orgueil et d'amour ne s'accordent pas bien ;
Et c'est ne point aimer que ne hasarder rien.

PULCHÉRIE
S'il n'y faut que mon sang, je veux bien vous en croire ;
Mais c'est trop hasarder qu'y hasarder ma gloire ;
Et plus je ferme l'œil aux périls que j'y cours,
Plus je vois que c'est trop qu'y hasarder vos jours.
Ah ! Si la voix publique enflait votre espérance
Jusqu'à me demander pour vous la préférence,
Si des noms que la gloire à l'envi me produit
Le plus cher à mon cœur faisait le plus de bruit,
Qu'aisément à ce bruit on me verrait souscrire,
Et remettre en vos mains ma personne et l'empire !
Mais l'empire vous fait trop d'illustres jaloux :
Dans le fond de ce cœur je vous préfère à tous ;
Vous passez les plus grands, mais ils sont plus en vue.
Vos vertus n'ont point eu toute leur étendue ;
Et le monde, ébloui par des noms trop fameux,
N'ose espérer de vous ce qu'il présume d'eux.
Vous aimez, vous plaisez : c'est tout auprès des femmes ;
C'est par là qu'on surprend, qu'on enlève leurs âmes ;
Mais pour remplir un trône et s'y faire estimer,
Ce n'est pas tout, seigneur, que de plaire et d'aimer.
La plus ferme couronne est bientôt ébranlée,
Quand un effort d'amour semble l'avoir volée ;
Et pour garder un rang si cher à nos désirs,
Il faut un plus grand art que celui des soupirs.
Ne vous abaissez pas à la honte des larmes :
Contre un devoir si fort ce sont de faibles armes ;
Et si de tels secours vous couronnaient ailleurs,
J'aurais pitié d'un sceptre acheté par des pleurs.

LÉON
Ah ! Madame, aviez-vous de si fières pensées,
Quand vos bontés pour moi se sont intéressées ?
Me disiez-vous alors que le gouvernement
Demandait un autre art que celui d'un amant ?
Si le sénat eût joint ses suffrages aux vôtres,
J'en aurais paru digne autant ou plus qu'un autre :
Ce grand art de régner eût suivi tant de voix ;
Et vous-même…

PULCHÉRIE
Oui, seigneur, j'aurais suivi ce choix,
Sûre que le sénat, jaloux de son suffrage,
Contre tout l'univers maintiendrait son ouvrage.
Tel contre vous et moi s'osera révolter,
Qui contre un si grand corps craindrait de s'emporter,
Et méprisant en moi ce que l'amour m'inspire,
Respecterait en lui le démon de l'empire.

LÉON
Mais l'offre qu'il vous fait d'en croire tous vos vœux…

PULCHÉRIE
N'est qu'un refus moins rude et plus respectueux.

LÉON
Quelles illusions de gloire chimérique,
Quels farouches égards de dure politique,
Dans ce cœur tout à moi, mais qu'en vain j'ai charmé,
Me font le plus aimable et le moins estimé ?

PULCHÉRIE
Arrêtez : mon amour ne vient que de l'estime.
Je vous vois un grand cœur, une vertu sublime,
Une âme, une valeur digne de mes aïeux ;
Et si tout le sénat avait les mêmes yeux…

LÉON
Laissons là le sénat, et m'apprenez, de grâce,
Madame, à quel heureux je dois quitter la place,
Qui je dois imiter pour obtenir un jour
D'un orgueil souverain le prix d'un juste amour.

PULCHÉRIE
J'aurai peine à choisir ; choisissez-le vous-même,
Cet heureux, et nommez qui vous voulez que j'aime ;
Mais vous souffrez assez, sans devenir jaloux.
J'aime ; et si ce grand choix ne peut tomber sur vous,
Aucun autre du moins, quelque ordre qu'on m'en donne,
Ne se verra jamais maître de ma personne :
Je le jure en vos mains, et j'y laisse mon cœur.
N'attendez rien de plus, à moins d'être empereur ;
Mais j'entends empereur comme vous devez l'être,
Par le choix d'un sénat qui vous prenne pour maître,
Qui d'un état si grand vous fasse le soutien,
Et d'un commun suffrage autorise le mien.
Je le fais rassembler exprès pour vous élire,
Ou me laisser moi seule à gouverner l'empire,
Et ne plus m'asservir à ce dangereux choix,
S'il ne me veut pour vous donner toutes ses voix.
Adieu, seigneur : je crains de n'être plus maîtresse
De ce que vos regards m'inspirent de faiblesse,
Et que ma peine, égale à votre déplaisir,
Ne coûte à mon amour quelque indigne soupir.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024