ACTE IV - Scène 4
(Aspar, Irène.)
IRÈNE
Ce prix qu'on vous promet
sur votre âme, seigneur, doit faire peu d'effet.
La mienne, toute acquise à votre ardeur sincère,
Ne peut à ce grand cœur tenir lieu de salaire ;
Et l'amour à tel point vous rend maître du mien,
Que me donner à vous, c'est ne vous donner rien.
ASPAR
Vous dites vrai, madame ; et du moins j'ose dire
Que me donner un cœur au-dessous de l'empire,
Un cœur qui me veut faire une honteuse loi,
C'est ne me donner rien qui soit digne de moi.
IRÈNE
Indigne que je suis d'une foi si douteuse,
Vous fais-je quelque loi qui puisse être honteuse ?
Et si Léon devait l'empire à votre appui,
Lui qui vous y ferait le premier d'après lui,
Auriez-vous à rougir de l'en avoir fait maître,
Seigneur, vous qui voyez que vous ne pouvez l'être ?
Mettez-vous, j'y consens, au-dessus de l'amour,
Si pour monter au trône, il s'offre quelque jour.
Qu'à ce glorieux titre un amant soit volage,
Je puis l'en estimer, l'en aimer davantage,
Et voir avec plaisir la belle ambition
Triompher d'une ardente et longue passion.
L'objet le plus charmant doit céder à l'empire :
Régnez ; j'en dédirai mon cœur s'il en soupire.
Vous ne m'en croyez pas, seigneur ; et toutefois
Vous régneriez bientôt si l'on suivait ma voix.
Apprenez à quel point pour vous je m'intéresse.
Je viens de vous offrir moi-même à la princesse ;
Et je sacrifiais mes plus chères ardeurs
À l'honneur de vous mettre au faîte des grandeurs.
Vous savez sa réponse : "ou Léon, ou personne. "
ASPAR
C'est agir en amante et généreuse et bonne ;
Mais sûre d'un refus qui doit rompre le coup,
La générosité ne coûte pas beaucoup.
IRÈNE
Vous voyez les chagrins où cette offre m'expose,
Et ne me voulez pas devoir la moindre chose !
Ah ! Si j'osais, seigneur, vous appeler ingrat !
ASPAR
L'offre sans doute est rare, et ferait grand éclat,
Si pour mieux éblouir vous aviez eu l'adresse
D'ébranler tant soit peu l'esprit de la princesse.
Elle est impératrice, et d'un seul : " je le veux, "
Elle peut de Léon faire un monarque heureux :
Qu'a-t-il besoin de moi, lui qui peut tout sur elle ?
IRÈNE
N'insultez point, seigneur, une flamme si belle.
L'amour, las de gémir sous les raisons d'état,
Pourrait n'en croire pas tout à fait le sénat.
ASPAR
L'amour n'a qu'à parler : le sénat, quoi qu'on pense,
N'aura que du respect et de la déférence ;
Et de l'air dont la chose a déjà pris son cours,
Léon pourra se voir empereur pour trois jours.
IRÈNE
Trois jours peuvent suffire à faire bien des choses :
La cour en moins de temps voit cent métamorphoses ;
En moins de temps un prince à qui tout est permis
Peut rendre ce qu'il doit aux vrais et faux amis.
ASPAR
L'amour qui parle ainsi ne paraît pas fort tendre.
Mais je vous aime assez pour ne vous pas entendre ;
Et dirai toutefois, sans m'en embarrasser,
Qu'il est un peu bien tôt pour vous de menacer.
IRÈNE
Je ne menace point, seigneur ; mais je vous aime
Plus que moi, plus encor que ce cher frère même.
L'amour tendre est timide, et craint pour son objet,
Dès qu'il lui voit former un dangereux projet.
ASPAR
Vous m'aimez, je le crois ; du moins cela peut être ;
Mais de quelle façon le faites-vous connoître ?
L'amour inspire-t-il ce rare empressement
De voir régner un frère aux dépens d'un amant ?
IRÈNE
Il m'inspire à regret la peur de votre perte.
Régnez, je vous l'ai dit, la porte en est ouverte ;
Vous avez du mérite, et je manque d'appas ;
Dédaignez, quittez-moi, mais ne vous perdez pas.
Pour le salut d'un frère ai-je si peu d'alarmes,
Qu'il y faille ajouter d'autres sujets de larmes ?
C'est assez que pour vous j'ose en vain soupirer ;
Ne me réduisez point, seigneur, à vous pleurer.
ASPAR
Gardez, gardez vos pleurs pour ceux qui sont à plaindre :
Puisque vous m'aimez tant, je n'ai point lieu de craindre.
Quelque peine qu'on doive à ma témérité,
Votre main qui m'attend fera ma sûreté ;
Et contre le courroux le plus inexorable
Elle me servira d'asile inviolable.
IRÈNE
Vous la voudrez peut-être, et la voudrez trop tard.
Ne vous exposez point, seigneur, à ce hasard ;
Je doute si j'aurais toujours même tendresse,
Et pourrais de ma main n'être pas la maîtresse.
Je vous parle sans feindre, et ne sais point railler
Lorsqu'au salut commun il nous faut travailler.
ASPAR
Et je veux bien aussi vous répondre sans feindre.
J'ai pour vous un amour à ne jamais s'éteindre,
Madame ; et dans l'orgueil que vous-même approuvez,
L'amitié de Léon a ses droits conservés ;
Mais ni cette amitié, ni cet amour si tendre,
Quelques soins, quelque effort qu'il vous en plaise attendre,
Ne me verront jamais l'esprit persuadé
Que je doive obéir à qui j'ai commandé,
À qui, si j'en puis croire un cœur qui vous adore,
J'aurai droit, et longtemps, de commander encore.
Ma gloire, qui s'oppose à cet abaissement,
Trouve en tous mes égaux le même sentiment.
Ils ont fait la princesse arbitre de l'empire :
Qu'elle épouse Léon, tous sont prêts d'y souscrire ;
Mais je ne réponds pas d'un long respect en tous,
À moins qu'il associe aussitôt l'un de nous.
La chose est peu nouvelle, et je ne vous propose
Que ce que l'on a fait pour le grand Théodose.
C'est par là que l'empire est tombé dans ce sang
Si fier de sa naissance et si jaloux du rang.
Songez sur cet exemple à vous rendre justice,
À me faire empereur pour être impératrice :
Vous avez du pouvoir, madame ; usez-en bien,
Et pour votre intérêt attachez-vous au mien.
IRÈNE
Léon dispose-t-il du cœur de la princesse ?
C'est un cœur fier et grand : le partage la blesse ;
Elle veut tout ou rien ; et dans ce haut pouvoir
Elle éteindra l'amour plutôt que d'en déchoir.
Près d'elle avec le temps nous pourrons davantage :
Ne pressons point, seigneur, un si juste partage.
ASPAR
Vous le voudrez peut-être, et le voudrez trop tard :
Ne laissez point longtemps nos destins au hasard.
J'attends de votre amour cette preuve nouvelle.
Adieu, madame.
IRÈNE
Adieu. L'ambition est belle ;
Mais vous n'êtes, seigneur, avec ce sentiment,
Ni véritable ami, ni véritable amant.