ACTE IV - Scène 2



(Pulchérie, Irène, Justine.)

PULCHÉRIE
Que fait ce malheureux,
Irène ?

IRÈNE
Ce qu'on fait dans un sort rigoureux :
Il soupire, il se plaint.

PULCHÉRIE
De moi ?

IRÈNE
De sa fortune.

PULCHÉRIE
Est-il bien convaincu qu'elle nous est commune,
Qu'ainsi que lui du sort j'accuse la rigueur ?

IRÈNE
Je ne pénètre point jusqu'au fond de son cœur ;
Mais je sais qu'au dehors sa douleur vous respecte :
Elle se tait de vous.

PULCHÉRIE
Ah ! Qu'elle m'est suspecte !
Un modeste reproche à ses maux siérait bien :
C'est me trop accuser que de n'en dire rien.
M'aurait-il oubliée, et déjà dans son âme
Effacé tous les traits d'une si belle flamme ?

IRÈNE
C'est par là qu'il devrait soulager ses ennuis,
Madame ; et de ma part j'y fais ce que je puis.

PULCHÉRIE
Ah ! Ma flamme n'est pas à tel point affaiblie,
Que je puisse endurer, Irène, qu'il m'oublie.
Fais-lui, fais-lui plutôt soulager son ennui
À croire que je souffre autant et plus que lui.
C'est une vérité que j'ai besoin qu'il croie,
Pour mêler à mes maux quelque inutile joie,
Si l'on peut nommer joie une triste douceur
Qu'un digne amour conserve en dépit du malheur.
L'âme qui l'a sentie en est toujours charmée,
Et même en n'aimant plus, il est doux d'être aimée.

JUSTINE
Vous souvient-il encor de me l'avoir donné,
Madame ? Et ce doux soin dont votre esprit gêné…

PULCHÉRIE
Souffre un reste d'amour qui me trouble et m'accable.
Je ne t'en ai point fait un don irrévocable ;
Mais je te le redis, dérobe-moi ses vœux ;
Séduis, enlève-moi son cœur, si tu le peux.
J'ai trop mis à l'écart celui d'impératrice ;
Reprenons avec lui ma gloire et mon supplice :
C'en est un, et bien rude, à moins que le sénat
Mette d'accord ma flamme et le bien de l'état.

IRÈNE
N'est-ce point avilir votre pouvoir suprême
Que mendier ailleurs ce qu'il peut de lui-même ?

PULCHÉRIE
Irène, il te faudrait les mêmes yeux qu'à moi
Pour voir la moindre part de ce que je prévois.
Épargne à mon amour la douleur de te dire
À quels troubles ce choix hasarderait l'empire :
Je l'ai déjà tant dit, que mon esprit lassé
N'en saurait plus souffrir le portrait retracé.
Ton frère a l'âme grande, intrépide, sublime ;
Mais d'un peu de jeunesse on lui fait un tel crime,
Que si tant de vertus n'ont que moi pour appui,
En faire un empereur, c'est me perdre avec lui.

IRÈNE
Quel ordre a pu du trône exclure la jeunesse ?
Quel astre à nos beaux jours enchaîne la faiblesse ?
Les vertus, et non l'âge, ont droit à ce haut rang ;
Et n'était le respect qu'imprime votre sang,
Je dirais que Léon vaudrait bien Théodose.

PULCHÉRIE
Sans doute ; et toutefois ce n'est pas même chose.
Faible qu'était ce prince à régir tant d'états,
Il avait des appuis que ton frère n'a pas :
L'empire en sa personne était héréditaire ;
Sa naissance le tint d'un aïeul et d'un père ;
Il régna dès l'enfance, et régna sans jaloux,
Estimé d'assez peu, mais obéi de tous.
Léon peut succéder aux droits de la puissance,
Mais non pas au bonheur de cette obéissance :
Tant ce trône, où l'amour par ma main l'aurait mis,
Dans mes premiers sujets lui ferait d'ennemis !
Tout ce qu'ont vu d'illustre et la paix et la guerre
Aspire à ce grand nom de maître de la terre :
Tous regardent l'empire ainsi qu'un bien commun
Que chacun veut pour soi, tant qu'il n'est à pas un.
Pleins de leur renommée, enflés de leurs services,
Combien ce choix pour eux aura-t-il d'injustices,
Si ma flamme obstinée et ses odieux soins
L'arrêtent sur celui qu'ils estiment le moins !
Léon est d'un mérite à devenir leur maître ;
Mais comme c'est l'amour qui m'aide à le connaître,
Tout ce qui contre nous s'osera mutiner
Dira que je suis seule à me l'imaginer.

IRÈNE
C'est donc en vain pour lui qu'on prie et qu'on espère ?

PULCHÉRIE
Je l'aime, et sa personne à mes yeux est bien chère ;
Mais si le ciel pour lui n'inspire le sénat,
Je sacrifierai tout au bonheur de l'état.

IRÈNE
Que pour vous imiter j'aurais l'âme ravie
D'immoler à l'état le bonheur de ma vie !
Madame, ou de Léon faites-nous un César,
Ou portez ce grand choix sur le fameux Aspar :
Je l'aime, et ferais gloire, en dépit de ma flamme,
De faire un maître à tous de celui de mon âme ;
Et pleurant pour le frère en ce grand changement,
Je m'en consolerais à voir régner l'amant.
Des deux têtes qu'au monde on me voit les plus chères,
Élevez l'une ou l'autre au trône de vos pères :
Daignez…

PULCHÉRIE
Aspar serait digne d'un tel honneur,
Si vous pouviez, Irène, un peu moins sur son cœur.
J'aurais trop à rougir si sous le nom de femme
Je le faisais régner sans régner dans son âme ;
Si j'en avais le titre, et vous tout le pouvoir,
Et qu'entre nous ma cour partageât son devoir.

IRÈNE
Ne l'appréhendez pas : de quelque ardeur qu'il m'aime,
Il est plus à l'état, madame, qu'à lui-même.

PULCHÉRIE
Je le crois comme vous, et que sa passion
Regarde plus l'état que vous, moi, ni Léon.
C'est vous entendre, Irène, et vous parler sans feindre :
Je vois ce qu'il projette, et ce qu'il en faut craindre.
L'aimez-vous ?

IRÈNE
Je l'aimai, quand je crus qu'il m'aimait :
Je voyais sur son front un air qui me charmait ;
Mais depuis que le temps m'a fait mieux voir sa flamme,
J'ai presque éteint la mienne et dégagé mon âme.

PULCHÉRIE
Achevez. Tel qu'il est, voulez-vous l'épouser ?

IRÈNE
Oui, madame, ou du moins le pouvoir refuser.
Après deux ans d'amour il y va de ma gloire :
L'affront serait trop grand, et la tache trop noire,
Si dans la conjoncture où l'on est aujourd'hui
Il m'osait regarder comme indigne de lui.
Ses desseins vont plus haut ; et voyant qu'il vous aime,
Bien que peut-être moins que votre diadème,
Je n'ai vu rien en moi qui le pût retenir ;
Et je ne vous l'offrais que pour le prévenir.
C'est ainsi que j'ai cru me mettre en assurance
Par l'éclat généreux d'une fausse apparence :
Je vous cédais un bien que je ne puis garder,
Et qu'à vous seule enfin ma gloire peut céder.

PULCHÉRIE
Reposez-vous sur moi. Votre Aspar vient.

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