Acte IV - Scène VI



(SÉVÈRE, FABIAN)

SÉVÈRE
Qu'est ceci, Fabian ? Quel nouveau coup de foudre Tombe sur mon bonheur et le réduit en poudre ? Plus je l'estime près, plus il est éloigné, Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné, Et toujours la fortune, à me nuire obstinée, Tranche mon espérance aussitôt qu'elle est née. Avant qu'offrir des vœux je reçois des refus, Toujours triste, toujours et honteux et confus De voir que lâchement elle ait osé renaître, Qu'encor plus lâchement elle ait osé paraître, Et qu'une femme enfin, dans la calamité, Me fasse des leçons de générosité ! Votre belle âme est haute autant que malheureuse, Mais elle est inhumaine autant que généreuse, Pauline, et vos douleurs avec trop de rigueur D'un amant tout à vous tyrannisent le cœur. C'est donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne, Que je serve un rival lorsqu'il vous abandonne, Et que, par un cruel et généreux effort, Pour vous rendre en ses mains je l'arrache à la mort !

FABIAN
Laissez à son destin cette ingrate famille, Qu'il accorde, s'il veut, le père avec la fille, Polyeucte et Félix, l'épouse avec l'époux. D'un si cruel effort quel prix espérez-vous ?

SÉVÈRE
La gloire de montrer à cette âme si belle Que Sévère l'égale, et qu'il est digne d'elle, Qu'elle m'était bien due, et que l'ordre des cieux En me la refusant m'est trop injurieux.

FABIAN
Sans accuser le sort ni le ciel d'injustice, Prenez garde au péril qui suit un tel service : Vous hasardez beaucoup, Seigneur, pensez-y bien. Quoi ! Vous entreprenez de sauver un chrétien ! Pouvez-vous ignorer pour cette secte impie Quelle est et fut toujours la haine de Décie ? C'est un crime vers lui si grand, si capital, Qu'à votre faveur même il peut être fatal.

SÉVÈRE
Cet avis serait bon pour quelque âme commune. S'il tient entre ses mains ma vie et ma fortune, Je suis encor Sévère, et tout ce grand pouvoir Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir. Ici l'honneur m'oblige, et j'y veux satisfaire ; Qu'après le sort se montre ou propice ou contraire, Comme son naturel est toujours inconstant, Périssant glorieux, je périrai content. Je te dirai bien plus, mais avec confidence. La Secte des chrétiens n'est pas ce que l'on pense : On les hait ; la raison, je ne la connais point, Et je ne vois Décie injuste qu'en ce point. Par curiosité j'ai voulu les connaître : On les tient pour sorciers dont l'enfer est le maître, Et sur cette croyance on punit du trépas Des mystères secrets que nous n'entendons pas ; Mais Cérès Eleusine, et la Bonne Déesse, Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce ; Encore impunément nous souffrons en tous lieux, Leur dieu seul excepté, toute sorte de dieux, Tous les monstres d'Égypte ont leurs temples dans Rome, Nos aïeux à leur gré faisaient un dieu d'un homme Et, leur sang parmi nous conservant leurs erreurs, Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs, Mais, à parler sans fard de tant d'apothéoses, L'effet est bien douteux de ces métamorphoses ; Les chrétiens n'ont qu'un Dieu, maître absolu de tout, De qui le seul vouloir fait tout ce qu'il résout ; Mais, si j'ose entre nous dire ce que me semble, Les nôtres bien souvent s'accordent mal ensemble, Et, me dût leur colère écraser à tes yeux, Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux ; Enfin chez les chrétiens les mœurs sont innocentes, Les vices détestés, les vertus florissantes, Ils font des vœux pour nous qui les persécutons, Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024