Acte premier - Scène IV



(FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE)

FÉLIX
Ma fille, que ton songe En d'étranges frayeurs ainsi que toi me plonge ! Que j'en crains les effets, qui semblent s'approcher !

PAULINE
Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher ?

FÉLIX
Sévère n'est point mort.

PAULINE
Quel mal vous fait sa vie ?

FÉLIX
Il est le favori de l'empereur Décie.

PAULINE
Après l'avoir sauvé des mains des ennemis, L'espoir d'un si haut rang lui devenait permis ; Le destin, aux grands cœurs si souvent mal propice, Se résout quelquefois à leur faire justice.

FÉLIX
Il vient ici lui-même.

PAULINE
Il vient !

FÉLIX
Tu le vas voir.

PAULINE
C'en est trop ; mais comment le pouvez-vous savoir ?

FÉLIX
Albin l'a rencontré dans la proche campagne ; Un gros de courtisans en foule l'accompagne, Et montre assez quel est son rang et son crédit. Mais, Albin, redis-lui ce que ses gens t'ont dit.

ALBIN
Vous savez quelle fut cette grande journée Que sa perte pour nous rendit si fortunée, Où l'empereur captif, par sa main dégagé, Rassura son parti déjà découragé, Tandis que sa vertu succomba sous le nombre ; Vous savez les honneurs qu'on fit faire à son ombre, Après qu'entre les morts on ne le put trouver. Le roi de Perse aussi l'avait fait enlever. Témoin de ses hauts faits et de son grand courage, Ce monarque en voulut connaître le visage ; On le mit dans sa tente, où, tout percé de coups, Tout mort qu'il paraissait, il fit mille jaloux. Là, bientôt il montra quelque signe de vie. Ce prince généreux en eût l'âme ravie, Et sa joie, en dépit de son dernier malheur, Du bras qui le causait honora la valeur ; Il en fit prendre soin, la cure en fut secrète, Et comme au bout d'un mois sa santé fut parfaite, Il offrit dignités, alliance, trésors, Et pour gagner Sévère il fit cent vains efforts. Après avoir comblé ses refus de louange, Il envoie à Décie en proposer l'échange, Et soudain l'empereur, transporté de plaisir, Offre au Perse son frère et cent chefs à choisir. Ainsi revint au camp le valeureux Sévère De sa haute vertu recevoir le salaire ; La faveur de Décie en fut le digne prix. De nouveau l'on combat, et nous sommes surpris. Ce malheur toutefois sert à croître sa gloire : Lui seul rétablit l'ordre, et gagne la victoire, Mais si belle, et si pleine, et par tant de beaux faits, Qu'on nous offre tribut, et nous faisons la paix. L'empereur, qui lui montre une amour infinie, Après ce grand succès l'envoi en Arménie ; Il vient en apporter la nouvelle en ces lieux, Et par un sacrifice en rendre hommage aux dieux.

FÉLIX
Ô ciel ! En quel état ma fortune est réduite !

ALBIN
Voilà ce que j'ai su d'un homme de sa suite, Et j'ai couru, Seigneur, pour vous y disposer.

FÉLIX
Ah ! Sans doute, ma fille, il vient pour t'épouser ; L'ordre d'un sacrifice est pour lui peu de chose, C'est un prétexte faux dont l'amour est la cause.

PAULINE
Cela pourrait bien être : il m'aimait chèrement.

FÉLIX
Que ne permettra-t-il à son ressentiment ? Et jusques à quel point ne porte sa vengeance Une juste colère avec tant de puissance ? Il nous perdra, ma fille.

PAULINE
Il est trop généreux.

FÉLIX
Tu veux flatter en vain un père malheureux ; Il nous perdra ma fille ! Ah ! Regret qui me tue De n'avoir pas aimé la vertu toute nue ! Ah ! Pauline ! En effet, tu m'as trop obéi ; Ton courage était bon, ton devoir l'a trahi. Que ta rébellion m'eût été favorable ! Qu'elle m'eût garanti d'un état déplorable ! Si quelque espoir me reste, il n'est plus aujourd'hui Qu'en l'absolu pouvoir qu'il te donnait sur lui ; Ménage en ma faveur l'amour qui le possède, Et d'où provient mon mal fais sortir le remède.

PAULINE
Moi ! Moi ! Que je revoie un si puissant vainqueur, Et m'expose à des yeux qui me percent le cœur ! Mon père, je suis femme, et je sais ma faiblesse ; Je sens déjà mon cœur qui pour lui s'intéresse Et poussera sans doute, en dépit de ma foi, Quelque soupir indigne et de vous et de moi. Je ne le verrai point.

FÉLIX
Rassure un peu ton âme.

PAULINE
Il est toujours aimable, et je suis toujours femme ; Dans le pouvoir sur moi que ses regards ont eu Je n'ose m'assurer de toute ma vertu. Je ne le verrai point.

FÉLIX
Il faut le voir, ma fille, Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

PAULINE
C'est à moi d'obéir, puisque vous commandez, Mais voyez les périls où vous me hasardez.

FÉLIX
Ta vertu m'est connue.

PAULINE
Elle vaincra sans doute ; Ce n'est pas le succès que mon âme redoute. Je crains ce dur combat et ces troubles puissants Que fait déjà chez moi la révolte des sens ; Mais puisqu'il faut combattre un ennemi que j'aime, Souffrez que je me puisse armer contre moi-même, Et qu'un peu de loisir me prépare à le voir.

FÉLIX
Jusqu'au-devant des murs je vais le recevoir ; Rappelle cependant tes forces étonnées, Et songe qu'en tes mains tu tiens nos destinées.

PAULINE
Oui, je vais de nouveau dompter mes sentiments Pour servir de victime à vos commandements.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024