Acte II - Scène VI



(POLYEUCTE, NÉARQUE)

NÉARQUE
Où pensez-vous aller ?

POLYEUCTE
Au temple, où l'on m'appelle.

NÉARQUE
Quoi ! Vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle ! Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?

POLYEUCTE
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?

NÉARQUE
J'abhorre les faux dieux.

POLYEUCTE
Et moi, je les déteste.

NÉARQUE
Je tiens leur culte impie.

POLYEUCTE
Et je le tiens funeste.

NÉARQUE
Fuyez donc leurs autels.

POLYEUCTE
Je les veux renverser, Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser. Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes. C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir ; Je viens de la promettre, et je vais l'accomplir. Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaître De cette occasion qu'il a sitôt fait naître, Où déjà sa bonté, prête à me couronner, Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.

NÉARQUE
Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.

POLYEUCTE
On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.

NÉARQUE
Vous trouverez la mort.

POLYEUCTE
Je la cherche pour lui.

NÉARQUE
Et si ce cœur s'ébranle ?

POLYEUCTE
Il sera mon appui.

NÉARQUE
Il ne commande point que l'on s'y précipite.

POLYEUCTE
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.

NÉARQUE
Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.

POLYEUCTE
On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.

NÉARQUE
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

POLYEUCTE
Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

NÉARQUE
Par une sainte vie il faut la mériter.

POLYEUCTE
Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter. Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ? Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ? Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait ; La foi que j'ai reçue aspire à son effet. Qui fuit croit lâchement et n'a qu'une foi morte.

NÉARQUE
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe ; Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

POLYEUCTE
L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.

NÉARQUE
Vous voulez donc mourir ?

POLYEUCTE
Vous aimez donc à vivre ?

NÉARQUE
Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre : Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.

POLYEUCTE
Qui marche assurément n'a point peur de tomber ; Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie. Qui craint de le nier dans son âme le nie ; Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

NÉARQUE
Qui n'appréhende rien présume trop de soi.

POLYEUCTE
J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse. Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse ! D'où vient cette froideur ?

NÉARQUE
Dieu même a craint la mort.

POLYEUCTE
Il s'est offert pourtant ; suivons ce saint effort, Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles. Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
Négliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang, Exposer pour sa gloire et verser tout son sang. Hélas ! Qu'avez-vous fait de cette amour parfaite Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite ? S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jaloux Qu'à grand'peine chrétien, j'en montre plus que vous ?

NÉARQUE
Vous sortez du baptême et, ce qui vous anime, C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime. Comme encor tout entière, elle agit pleinement, Et tout semble possible à son feu véhément. Mais cette même grâce, en moi diminuée Et par mille pêchés sans cesse exténuée, Agit aux grands effets avec tant de langueur Que tout semble impossible à son peu de vigueur. Cette indigne mollesse et ces lâches défenses Sont des punitions qu'attirent mes offenses. Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier, Me donne votre exemple à me fortifier. Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes. Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir, Comme vous me donnez celui de vous offrir !

POLYEUCTE
À cet heureux transport que le ciel vous envoie, Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie. Ne perdons plus de temps : le sacrifice est prêt. Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt, Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule, Allons en éclairer l'aveuglement fatal, Allons briser ces dieux de pierre et de métal, Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste, Faisons triompher Dieu ; qu'il dispose du reste.

NÉARQUE
Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous.

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