Acte premier - Scène III



(PAULINE, STRATONICE)

PAULINE
Va, néglige mes pleurs, cours, et te précipite Au-devant de la mort que les dieux m'ont prédite ; Suis cet agent fatal de tes mauvais destins, Qui peut-être te livre aux mains des assassins. Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes, Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes ; Voilà ce qui nous reste, et l'ordinaire effet De l'amour qu'on nous offre, et des vœux qu'on nous fait. Tant qu'ils ne sont qu'amants, nous sommes souveraines, Et jusqu'à la conquête ils nous traitent de reines ; Mais après l'hyménée ils sont rois à leur tour.

STRATONICE
Polyeucte pour vous ne manque point d'amour ; S'il ne vous traite ici d'entière confidence, S'il part malgré vos pleurs, c'est un trait de prudence ; Sans vous en affliger, présumez avec moi Qu'il est plus à propos qu'il vous cèle pourquoi. Assurez-vous sur lui qu'il en a juste cause. Il est bon qu'un mari nous cache quelque chose, Qu'il soit quelquefois libre, et ne s'abaisse pas À nous rendre toujours compte de tous ses pas. On n'a tous deux qu'un cœur qui sent mêmes traverses, Mais ce cœur a pourtant ses fonctions diverses, Et la loi de l'hymen qui vous tient assemblés N'ordonne pas qu'il tremble alors que vous tremblez. Ce qui fait vos frayeurs ne peut le mettre en peine : Il est Arménien, et vous êtes Romaine, Et vous pouvez savoir que nos deux nations N'ont pas sur ce sujet mêmes impressions ; Un songe en notre esprit passe pour ridicule, Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule, Mais il passe dans Rome avec autorité Pour fidèle miroir de la fatalité.

PAULINE
Quelque peu de crédit que chez vous il obtienne, Je crois que ta frayeur égalerait la mienne Si de telles horreurs t'avaient frappé l'esprit, Si je t'en avais fait seulement le récit.

STRATONICE
À raconter ses maux souvent on les soulage.

PAULINE
Ecoute. Mais il faut te dire davantage, Et que, pour mieux comprendre un si triste discours, Tu saches ma faiblesse et mes autres amours. Une femme d'honneur peut avouer sans honte Ces surprises des sens que la raison surmonte : Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu, Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu. Dans Rome, où je naquis, ce malheureux visage D'un chevalier romain captiva le courage. Il s'appelait Sévère ; excuse les soupirs Qu'arrache encore un nom trop cher à mes désirs.

STRATONICE
Est-ce lui qui naguère, aux dépens de sa vie, Sauva des ennemis votre empereur Décie, Qui leur tira mourant la victoire des mains, Et fit tourner le sort des Perses aux Romains ? Lui, qu'entre tant de morts immolés à son maître, On ne put rencontrer, ou du moins reconnaître, À qui Décie enfin, pour des exploits si beaux Fit si pompeusement dresser de vains tombeaux ?

PAULINE
Hélas ! C'était lui-même, et jamais notre Rome N'a produit plus grand cœur, ni vu plus honnête homme. Puisque tu le connais, je ne t'en dirai rien. Je l'aimai, Stratonice ; il le méritait bien. Mais que sert le mérite où manque la fortune ? L'un était grand en lui, l'autre faible et commune ; Trop invincible obstacle, et dont trop rarement Triomphe auprès d'un père un vertueux amant !

STRATONICE
La digne occasion d'une rare constance !

PAULINE
Dis plutôt d'une indigne et folle résistance. Quelque fruit qu'une fille en puisse recueillir, Ce n'est une vertu que pour qui veut faillir. Parmi ce grand amour que j'avais pour Sévère, J'attendais un époux de la main de mon père, Toujours prête à le prendre, et jamais ma raison N'avoua de mes yeux l'aimable trahison. Il possédait mon cœur, mes désirs, ma pensée, Je ne lui cachais point combien j'étais blessée ; Nous soupirions ensemble et pleurions nos malheurs. Mais au lieu d'espérance, il n'avait que des pleurs Et malgré des soupirs si doux, si favorables, Mon père et mon devoir étaient inexorables. Enfin je quittai Rome et ce parfait amant Pour suivre ici mon père en son gouvernement, Et lui, désespéré, s'en alla dans l'armée Chercher d'un beau trépas l'illustre renommée. Le reste, tu le sais. Mon abord en ces lieux Me fit voir Polyeucte, et je plus à ses yeux. Et comme il est ici le chef de la noblesse, Mon père fut ravi qu'il me prît pour maîtresse, Et par son alliance il se crut assuré D'être plus redoutable et plus considéré ; Il approuva sa flamme, et conclut l'hyménée. Et moi, comme à son lit je me vis destinée, Je donnai par devoir à son affection Tout ce que l'autre avait par inclination. Si tu peux en douter, juge-le par la crainte Dont en ce triste jour tu me vois l'âme atteinte.

STRATONICE
Elle fait assez voir à quel point vous l'aimez. Mais quel songe, après tout, tient vos sens alarmés ?

PAULINE
Je l'ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère, La vengeance à la main, l'œil ardent de colère ; Il n'était point couvert de ces tristes lambeaux Qu'une ombre désolée emporte des tombeaux, Il n'était point percé de ces coups pleins de gloire Qui, retranchant sa vie, assurent sa mémoire, Il semblait triomphant, et tel que sur son char Victorieux dans Rome entre notre César. Après un peu d'effroi que m'a donné sa vue : "Porte à qui tu voudras la faveur qui m'est due, Ingrate, m'a-t-il dit ; et, ce jour expiré, Pleure à loisir l'époux que tu m'as préféré." À ces mots, j'ai frémi, mon âme s'est troublée. Ensuite des chrétiens une impie assemblée, Pour avancer l'effet de ce discours fatal, A jeté Polyeucte aux pieds de son rival. Soudain à son secours j'ai réclamé mon père. Hélas ! C'est de tout point ce qui me désespère. J'ai vu mon père même, un poignard à la main, Entrer le bras levé pour lui percer le sein. Là, ma douleur trop forte a brouillé ces images, Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages. Je ne sais ni comment ni quand ils l'ont tué, Mais je sais qu'à sa mort tous ont contribué. Voilà quel est mon songe.

STRATONICE
Il est vrai qu'il est triste. Mais il faut que votre âme à ces frayeurs résiste : La vision, de soi, peut faire quelque horreur, Mais non pas vous donner une juste terreur. Pouvez-vous craindre un mort, pouvez-vous craindre un père Qui chérit votre époux, que votre époux révère, Et dont le juste choix vous a donnée à lui Pour s'en faire en ces lieux un ferme et sûr appui ?

PAULINE
Il m'en a dit autant, et rit de mes alarmes. Mais je crains des chrétiens les complots et les charmes, Et que sur mon époux leur troupeau ramassé Ne venge tant de sang que mon père a versé.

STRATONICE
Leur secte est insensée, impie, et sacrilège, Et dans son sacrifice use de sortilège ; Mais sa fureur ne va qu'à briser nos autels, Elle n'en veut qu'aux dieux, et non pas aux mortels. Quelque sévérité que sur eux on déploie, Ils souffrent sans murmure, et meurent avec joie, Et, depuis qu'on les traite en criminels d'État, On ne peut les charger d'aucun assassinat.

PAULINE
Tais-toi, mon père vient.

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