Acte V - Scène III



(FÉLIX, POLYEUCTE, PAULINE, ALBIN)

PAULINE
Qui de vous deux aujourd'hui m'assassine ? Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour ? Ne pourrai-je fléchir la nature ou l'amour ? Et n'obtiendrai-je rien d'un époux ni d'un père ?

FÉLIX
Parlez à votre époux.

POLYEUCTE
Vivez avec Sévère.

PAULINE
Tigre, assassine-moi du moins sans m'outrager.

POLYEUCTE
Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager : Il voit quelle douleur dans l'âme vous possède, Et sait qu'un autre amour en est le seul remède. Puisqu'un si grand mérite a pu vous enflammer, Sa présence toujours a droit de vous charmer ; Vous l'aimiez, il vous aime, et sa gloire augmentée…

PAULINE
Que t'ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée, Et pour me reprocher, au mépris de ma foi, Un amour si puissant que j'ai vaincu pour toi ? Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire, Quels efforts à moi-même il a fallu me faire, Quels combats j'ai donnés pour te donner un cœur Si justement acquis à son premier vainqueur, Et si l'ingratitude en ton cœur ne domine, Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline. Apprends d'elle à forcer ton propre sentiment, Prends sa vertu pour guide en ton aveuglement, Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie, Pour vivre sous tes lois à jamais asservie. Si tu peux rejeter de si justes désirs, Regarde au moins ses pleurs, écoute ses soupirs, Ne désespère pas une âme qui t'adore.

POLYEUCTE
Je vous l'ai déjà dit, et vous le dis encore, Vivez avec Sévère, ou mourez avec moi. Je ne méprise point vos pleurs, ni votre foi, Mais, de quoi que pour vous notre amour m'entretienne, Je ne vous connais plus si vous n'êtes chrétienne. C'en est assez : Félix, reprenez ce courroux, Et sur cet insolent vengez vos dieux, et vous.

PAULINE
Ah ! Mon père, son crime à peine est pardonnable, Mais s'il est insensé, vous êtes raisonnable, La nature est trop forte, et ses aimables traits Imprimés dans le sang ne s'effacent jamais, Un père est toujours père, et sur cette assurance J'ose appuyer encore un reste d'espérance : Jetez sur votre fille un regard paternel. Ma mort suivra la mort de ce cher criminel, Et les dieux trouveront sa peine illégitime, Puisqu'elle confondra l'innocence et le crime, Et qu'elle changera, par ce redoublement, En injuste rigueur un juste châtiment ; Nos destins, par vos mains rendus inséparables, Nous doivent rendre heureux ensemble, ou misérables, Et vous seriez cruel jusques au dernier point, Si vous désunissiez ce que vous avez joint ; Un cœur à l'autre uni jamais ne se retire, Et pour l'en séparer il faut qu'on le déchire. Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs, Et d'un œil paternel vous regardez mes pleurs.

FÉLIX
Oui, ma fille, est il vrai qu'un père est toujours père, Rien n'en peut effacer le sacré caractère, Je porte un cœur sensible, et vous l'avez percé : Je me joins avec vous contre cet insensé. Malheureux Polyeucte, es-tu seul insensible ? Et veux-tu rendre seul ton crime irrémissible ? Peux-tu voir tant de pleurs d'un œil si détaché ? Peux-tu voir tant d'amour sans en être touché ? Ne reconnais-tu plus ni beau-père, ni femme, Sans amitié pour l'un, et pour l'autre sans flamme ? Pour reprendre les noms et de gendre et d'époux, Veux-tu nous voir tous deux embrasser tes genoux ?

POLYEUCTE
Que tout cet artifice est de mauvaise grâce ! Après avoir deux fois essayé la menace, Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort, Après avoir tenté l'amour et son effort, Après m'avoir montré cette soif du baptême, Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même, Vous vous joignez ensemble ! Ah ! Ruses de l'enfer ! Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher ! Vos résolutions usent trop de remise, Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise. Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers, Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers, Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie, Voulut mourir pour nous avec ignominie, Et qui, par un effort de cet excès d'amour, Veut pour nous en victime être offert chaque jour. Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre. Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre : Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux ; Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux ; La prostitution, l'adultère, l'inceste, Le vol, l'assassinat, et tout ce qu'on déteste, C'est l'exemple qu'à suivre offrent vos immortels. J'ai profané leur temple, et brisé leurs autels, Je le ferais encor, si j'avais à le faire, Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère, Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'empereur.

FÉLIX
Enfin ma bonté cède à ma juste fureur : Adore-les, ou meurs !

POLYEUCTE
Je suis chrétien.

FÉLIX
Impie ! Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.

POLYEUCTE
Je suis chrétien.

FÉLIX
Tu l'es ? Ô cœur trop obstiné ! Soldats, exécutez l'ordre que j'ai donné.

PAULINE
Où le conduisez-vous ?

FÉLIX
À la mort.

POLYEUCTE
À la gloire. Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.

PAULINE
Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.

POLYEUCTE
Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs.

FÉLIX
Qu'on l'ôte de mes yeux, et que l'on m'obéisse. Puisqu'il aime à périr, je consens qu'il périsse.

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