Acte II - Scène II



(SÉVÈRE, PAULINE, STRATONICE, FABIAN)

PAULINE
Oui, je l'aime, Seigneur, et n'en fais point d'excuse ; Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse, Pauline a l'âme noble, et parle à cœur ouvert. Le bruit de votre mort n'est point ce qui vous perd. Si le ciel en mon choix eût mis mon hyménée, À vos seules vertus je me serais donnée, Et toute la rigueur de votre premier sort Contre votre mérite eût fait un vain effort : Je découvrais en vous d'assez illustres marques Pour vous préférer même aux plus heureux monarques. Mais puisque mon devoir m'imposait d'autres lois, De quelque amant pour moi que mon père eût fait choix, Quand, à ce grand pouvoir que la valeur vous donne, Vous auriez ajouté l'éclat d'une couronne, Quand je vous aurais vu, quand je l'aurais haï, J'en aurais soupiré, mais j'aurais obéi. Et sur mes passions ma raison souveraine Eût blâmé mes soupirs et dissipé ma haine.

SÉVÈRE
Que vous êtes heureuse ! Et qu'un peu de soupirs Fait un aisé remède à tous vos déplaisirs ! Ainsi, de vos désirs toujours reine absolue, Les plus grands changements vous trouvent résolue ; De la plus forte ardeur vous portez vos esprits Jusqu'à l'indifférence et peut-être au mépris, Et votre fermeté fait succéder sans peine La faveur au dédain, et l'amour à la haine. Qu'un peu de votre humeur ou de votre vertu Soulagerait les maux de ce cœur abattu ! Un soupir, une larme à regret épandue M'aurait déjà guéri de vous avoir perdue ; Ma raison pourrait tout sur l'amour affaibli, Et de l'indifférence irait jusqu'à l'oubli ; Et, mon feu désormais se réglant sur le vôtre, Je me tiendrais heureux entre les bras d'une autre. Ô trop aimable objet, qui m'avez trop charmé, Est-ce là comme on aime, et m'avez-vous aimé ?

PAULINE
Je vous l'ai trop fait voir, Seigneur, et si mon âme Pouvait bien étouffer les restes de sa flamme, Dieux, que j'éviterais de rigoureux tourments ! Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments, Mais, quelque autorité que sur eux elle ait prise, Elle n'y règne pas, elle les tyrannise, Et, quoique le dehors soit sans émotion, Le dedans n'est que trouble et que sédition. Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte : Votre mérite est grand, si ma raison est forte. Je le vois, encor tel qu'il alluma mes feux, D'autant plus puissamment solliciter mes vœux Qu'il est environné de puissance et de gloire, Qu'en tous lieux après vous il traîne la victoire, Que j'en sais mieux le prix, et qu'il n'a point déçu Le généreux espoir que j'en avais conçu. Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome, Et qui me range ici dessous les lois d'un homme, Repousse encor si bien l'effort de tant d'appas, Qu'il déchire mon âme et ne l'ébranle pas. C'est cette vertu même, à nos désirs cruelle, Que vous louiez alors en blasphémant contre elle ; Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueur Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur, Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère N'aurait pas mérité l'amour du grand Sévère.

SÉVÈRE
Ah ! Madame, excusez une aveugle douleur Qui ne connaît plus rien que l'excès du malheur. Je nommais inconstance, et prenait pour un crime De ce juste devoir l'effort le plus sublime. De grâce, montrez moins à mes sens désolés La grandeur de ma perte et ce que vous valez ; Et cachant par pitié cette vertu si rare, Qui redouble mes feux lorsqu'elle nous sépare, Faites voir des défauts qui puissent à leur tour Affaiblir ma douleur avecque mon amour.

PAULINE
Hélas ! Cette vertu, quoique enfin invincible, Ne laisse que trop voir une âme trop sensible. Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs : Trop rigoureux effets d'une aimable présence Contre qui mon devoir a trop peu de défense ! Mais si vous estimez ce vertueux devoir, Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir. Épargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte, Épargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte, Enfin épargnez-moi ces tristes entretiens, Qui ne font qu'irriter vos tourments et les miens.

SÉVÈRE
Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !

PAULINE
Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.

SÉVÈRE
Quel prix de mon amour ! Quel fruit de mes travaux !

PAULINE
C'est le remède seul qui peut guérir nos maux.

SÉVÈRE
Je veux mourir des miens ; aimez-en la mémoire.

PAULINE
Je veux guérir des miens ; ils souilleraient ma gloire.

SÉVÈRE
Ah ! Puisque votre gloire en prononce l'arrêt, Il faut que ma douleur cède à son intérêt. Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne ? Elle me rend les soins que je dois à la mienne. Adieu : je vais chercher au milieu des combats Cette immortalité que donne un beau trépas, Et remplir dignement, par une mort pompeuse, De mes premiers exploits l'attente avantageuse, Si toutefois, après ce coup mortel du sort, J'ai de la vie assez pour chercher une mort.

PAULINE
Et moi, dont votre vue augmente le supplice, Je l'éviterai même en votre sacrifice, Et seule dans ma chambre enfermant mes regrets, Je vais pour vous aux dieux faire des vœux secrets.

SÉVÈRE
Puisse le juste ciel, content de ma ruine, Combler d'heur et de jours Polyeucte et Pauline !

PAULINE
Puisse trouver Sévère, après tant de malheur, Une félicité digne de sa valeur !

SÉVÈRE
Il la trouvait en vous.

PAULINE
Je dépendais d'un père.

SÉVÈRE
Ô devoir qui me perd et qui me désespère ! Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant.

PAULINE
Adieu, trop malheureux et trop parfait amant.

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