Acte V - Scène VI



(FÉLIX, SÉVÈRE, PAULINE, ALBIN, FABIAN)

SÉVÈRE
Père dénaturé, malheureux politique, Esclave ambitieux d'une peur chimérique, Polyeucte est donc mort ! Et par vos cruautés Vous pensez conserver vos tristes dignités ! La faveur que pour lui je vous avais offerte, Au lieu de le sauver, précipite sa perte ! J'ai prié, menacé, mais sans vous émouvoir, Et vous m'avez cru fourbe, ou de peu de pouvoir ! Eh bien ! à vos dépens vous verrez que Sévère Ne se vante jamais que de ce qu'il peut faire, Et par votre ruine il vous fera juger Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger. Continuez aux dieux ce service fidèle, Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle. Adieu, mais quand l'orage éclatera sur vous, Ne doutez point du bras dont partiront les coups.

FÉLIX
Arrêtez-vous, Seigneur, et d'une âme apaisée, Souffrez que je vous livre une vengeance aisée. Ne me reprochez plus que par mes cruautés Je tâche à conserver mes tristes dignités : Je dépose à vos pieds l'éclat de leur faux lustre. Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre ; Je m'y trouve forcé par un secret appas, Je cède à des transports que je ne connais pas, Et par un mouvement que je ne puis entendre, De ma fureur je passe au zèle de mon gendre. C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ; Son amour épandu sur toute la famille Tire après lui le père aussi bien que la fille. J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien ; J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien. C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce. Heureuse cruauté dont la suite est si douce ! Donne la main, Pauline. Apportez des liens ; Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens. Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.

PAULINE
Qu'heureusement enfin je retrouve mon père ! Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.

FÉLIX
Ma fille, il n'appartient qu'à la main qui le fait.

SÉVÈRE
Qui ne serait touché d'un si tendre spectacle ? De pareils changements ne vont point sans miracle. Sans doute vos chrétiens, qu'on persécute en vain, Ont quelque chose en eux qui surpasse l'humain : Ils mènent une vie avec tant d'innocence, Que le ciel leur en doit quelque reconnaissance ; Se relever plus forts, plus ils sont abattus, N'est pas aussi l'effet des communes vertus. Je les aimai toujours, quoi qu'on m'en ait pu dire ; Je n'en vois point mourir que mon cœur m'en soupire, Et peut-être qu'un jour je les connaîtrai mieux J'approuve cependant que chacun ait ses dieux, Qu'il les serve à sa mode, et sans peur de la peine. Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine : Je les aime, Félix, et de leur protecteur Je n'en veux pas sur vous faire un persécuteur. Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque, Servez bien votre Dieu, servez notre monarque, Je perdrai mon crédit envers Sa Majesté, Ou vous verrez finir cette sévérité : Par cette injuste haine il se fait trop d'outrage.

FÉLIX
Daigne le ciel en vous achever son ouvrage, Et pour vous rendre un jour ce que vous méritez, Vous inspirer bientôt toutes ses vérités ! Nous autres, bénissons notre heureuse aventure, Allons à nos martyrs donner la sépulture, Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu, Et faire retentir partout le nom de Dieu.
(FIN)

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