Acte III - Scène II



(PAULINE, STRATONICE)

PAULINE
Eh bien, ma Stratonice, Comment s'est terminé ce pompeux sacrifice ? Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?

STRATONICE
Ah ! Pauline !

PAULINE
Mes vœux ont-ils été déçus ? J'en vois sur ton visage une mauvaise marque. Se sont-ils querellés ?

STRATONICE
Polyeucte, Néarque, Les chrétiens…

PAULINE
Parle donc : les chrétiens…

STRATONICE
Je ne puis.

PAULINE
Tu prépares mon âme à d'étranges ennuis.

STRATONICE
Vous n'en sauriez avoir une plus juste cause.

PAULINE
L'ont-ils assassiné ?

STRATONICE
Ce serait peu de chose. Tout votre songe est vrai, Polyeucte, n'est plus…

PAULINE
Il est mort !

STRATONICE
Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus ! Ce courage si grand, cette âme si divine, N'est plus digne du jour, ni digne de Pauline. Ce n'est plus cet époux si charmant à vos yeux, C'est l'ennemi commun de l'État et des dieux Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide, Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide, Une peste exécrable à tous les gens de bien, Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien.

PAULINE
Ce mot aurait suffi sans ce torrent d'injures.

STRATONICE
Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures ?

PAULINE
Il est ce que tu dis, s'il embrasse leur foi, Mais il est mon époux, et tu parles à moi.

STRATONICE
Ne considérez plus que le Dieu qu'il adore.

PAULINE
Je l'aimai par devoir, ce devoir dure encore.

STRATONICE
Il vous donne à présent sujet de le haïr : Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir.

PAULINE
Je l'aimerais encor, quand il m'aurait trahie. Et si de tant d'amour tu peux être ébahie, Apprends que mon devoir ne dépend point du sien : Qu'il y manque, s'il veut, je dois faire le mien. Quoi ! S'il aimait ailleurs, serais-je dispensée À suivre, à son exemple, une ardeur insensée ? Quelque chrétien qu'il soit, je n'en ai point d'horreur : Je chéris sa personne, et je hais son erreur. Mais quel ressentiment en témoigne mon père ?

STRATONICE
Une secrète rage, un excès de colère, Malgré qui toutefois un reste d'amitié Montre pour Polyeucte encor quelque pitié. Il ne veut point sur lui faire agir sa justice Que du traître Néarque il n'ait vu le supplice.

PAULINE
Quoi ! Néarque en est donc ?

STRATONICE
Néarque l'a séduit : De leur vieille amitié c'est là l'indigne fruit. Ce perfide, tantôt, en dépit de lui-même, L'arrachant de vos bras, le traînait au baptême. Voilà ce grand secret, et si mystérieux, Que n'en pouvait tirer votre amour curieux.

PAULINE
Tu me blâmais alors d'être trop importune.

STRATONICE
Je ne prévoyais pas une telle infortune.

PAULINE
Avant qu'abandonner mon âme à mes douleurs, Il me faut essayer la force de mes pleurs. En qualité de femme, ou de fille, j'espère Qu'ils vaincront un époux, ou fléchiront un père. Que si sur l'un et l'autre ils manquent de pouvoir, Je ne prendrai conseil que de mon désespoir. Apprends-moi cependant ce qu'ils ont fait au temple.

STRATONICE
C'est une impiété qui n'eut jamais d'exemple. Je ne puis y penser sans frémir à l'instant, Et crains de faire un crime en vous la racontant. Apprenez en deux mots leur brutale insolence. Le prêtre avait à peine obtenu du silence, Et devers l'orient assuré son aspect, Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect. À chaque occasion de la cérémonie, À l'envi l'un et l'autre étalait sa manie, Des mystères sacrés hautement se moquait, Et traitait de mépris les dieux qu'on invoquait. Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense ; Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence : "Quoi ! lui dit Polyeucte en élevant sa voix, Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois ? " Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter même : L'adultère et l'inceste en étaient les plus doux. "Oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple, oyez tous. Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque De la terre et du ciel est l'absolu monarque, Seul être indépendant, seul maître du destin, Seul principe éternel, et souveraine fin. C'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercie Des victoires qu'il donne à l'empereur Décie ; Lui seul tient en sa main le succès des combats ; Il le veut élever, il le peut mettre à bas ; Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense, C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense ; Vous adorez en vain des monstres impuissants." Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens, Après en avoir mis les saints vases par terre, Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre, D'une fureur pareille ils courent à l'autel. Cieux ! A-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel ! Du plus puissant des dieux nous voyons la statue Par une main impie à leurs pieds abattue, Les mystères troublés, le temple profané, La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste. Félix… Mais le voici qui vous dira le reste.

PAULINE
Que son visage est sombre et plein d'émotion ! Qu'il montre de tristesse et d'indignation !

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