Acte II - Scène première



(SÉVÈRE, FABIAN)

SÉVÈRE
Cependant que Félix donne ordre au sacrifice, Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice ? Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux L'hommage souverain que l'on va rendre aux dieux ? Je ne t'ai point celé que c'est ce qui m'amène, Le reste est un prétexte à soulager ma peine ; Je viens sacrifier, mais c'est à ses beautés Que je viens immoler toutes mes volontés.

FABIAN
Vous la verrez, Seigneur.

SÉVÈRE
Ah ! Quel comble de joie ! Cette chère beauté consent que je la voie ! Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ? Quelque reste d'amour s'y fait-il encor voir ? Quel trouble, quel transport lui cause ma venue ? Puis-je tout espérer de cette heureuse vue ? Car je voudrais mourir plutôt que d'abuser Des lettres de faveur que j'ai pour l'épouser ; Elles sont pour Félix, non pour triompher d'elle. Jamais à ses désirs mon cœur ne fut rebelle ; Et si mon mauvais sort avait changé le sien, Je me vaincrais moi-même, et ne prétendrais rien.

FABIAN
Vous la verrez, c'est tout ce que je vous puis dire.

SÉVÈRE
D'où vient que tu frémis et que ton cœur soupire ? Ne m'aime-t-elle plus ? Eclaircis-moi ce point.

FABIAN
M'en croirez-vous, Seigneur ? Ne la revoyez point ; Portez en lieu plus haut l'honneur de vos caresses. Vous trouverez à Rome assez d'autres maîtresses, Et, dans ce haut degré de puissance et d'honneur, Les plus grands y tiendront votre amour à bonheur.

SÉVÈRE
Qu'à des pensers si bas mon âme se ravale ! Que je tienne Pauline à mon sort inégale ! Elle en a mieux usé, je la dois imiter ; Je n'aime mon bonheur que pour la mériter. Voyons-la, Fabian, ton discours m'importune ; Allons mettre à ses pieds cette haute fortune, Je l'ai dans les combats trouvée heureusement En cherchant une mort digne de son amant ; Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne, Et je n'ai rien enfin que d'elle je ne tienne.

FABIAN
Non, mais encore un coup ne la revoyez point.

SÉVÈRE
Ah ! C'en est trop enfin, éclaircis-moi ce point. As-tu vu des froideurs quand tu l'en as priée ?

FABIAN
Je tremble à vous le dire ; elle est…

SÉVÈRE
Quoi ?

FABIAN
Mariée.

SÉVÈRE
Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand, Et frappe d'autant plus, que plus il me surprend.

FABIAN
Seigneur, qu'est devenu ce généreux courage ?

SÉVÈRE
La constance est ici d'un difficile usage : De pareils déplaisirs accablent un grand cœur ; La vertu la plus mâle en perd toute vigueur, Et quand d'un feu si beau les âmes sont éprises, La mort les trouble moins que de telles surprises Je ne suis plus à moi quand j'entends ce discours. Pauline est mariée !

FABIAN
Oui, depuis quinze jours ; Polyeucte, un seigneur des premiers d'Arménie, Goûte de son hymen la douceur infinie.

SÉVÈRE
Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix : Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois. Faibles soulagements d'un malheur sans remède ! Pauline, je verrai qu'un autre vous possède ! Ô ciel, qui malgré moi me renvoyez au jour, Ô sort, qui redonniez l'espoir à mon amour, Reprenez la faveur que vous m'avez prêtée, Et rendez-moi la mort que vous m'avez ôtée. Voyons-la toutefois, et dans ce triste lieu Achevons de mourir en lui disant adieu ; Que mon cœur, chez les morts emportant son image, De son dernier soupir puisse lui faire hommage.

FABIAN
Seigneur, considérez…

SÉVÈRE
Tout est considéré. Quel désordre peut craindre un cœur désespéré ? N'y consent-elle pas ?

FABIAN
Oui, Seigneur, mais…

SÉVÈRE
N'importe.

FABIAN
Cette vive douleur en deviendra plus forte.

SÉVÈRE
Et ce n'est pas un mal que je veuille guérir ; Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir.

FABIAN
Vous vous échapperez sans doute en sa présence ; Un amant qui perd tout n'a plus de complaisance ; Dans un tel entretien il suit sa passion, Et ne pousse qu'injure et qu'imprécation.

SÉVÈRE
Juge autrement de moi, mon respect dure encore ; Tout violent qu'il est, mon désespoir l'adore. Quels reproches aussi peuvent m'être permis ? De quoi puis-je accuser qui ne m'a rien promis ? Elle n'est point parjure, elle n'est point légère ; Son devoir m'a trahi, mon malheur, et son père. Mais son devoir fut juste, et son père eut raison ; J'impute à mon malheur toute la trahison. Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée, Eût gagné l'un par l'autre, et me l'eût conservée ; Trop heureux, mais trop tard, je n'ai pu l'acquérir ; Laisse-la moi donc voir, soupirer et mourir.

FABIAN
Oui, je vais l'assurer qu'en ce malheur extrême Vous êtes assez fort pour vous vaincre vous-même. Elle a craint comme moi ces premiers mouvements Qu'une perte imprévue arrache aux vrais amants, Et dont la violence excite assez de trouble, Sans que l'objet présent l'irrite et le redouble.

SÉVÈRE
Fabian, je la vois.

FABIAN
Seigneur, souvenez-vous…

SÉVÈRE
Hélas ! Elle aime un autre, un autre est son époux.

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