Acte III - Scène V



(FÉLIX, ALBIN)

FÉLIX
Albin, comme est-il mort ?

ALBIN
En brutal, en impie, En bravant les tourments, en dédaignant la vie, Sans regret, sans murmure, et sans étonnement, Dans l'obstination et l'endurcissement, Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.

FÉLIX
Et l'autre ?

ALBIN
Je l'ai dit déjà, rien ne le touche : Loin d'en être abattu, son cœur en est plus haut ; On l'a violenté pour quitter l'échafaud. Il est dans la prison où je l'ai vu conduire, Mais vous êtes bien loin encor de le réduire.

FÉLIX
Que je suis malheureux !

ALBIN
Tout le monde vous plaint.

FÉLIX
On ne sait pas les maux dont mon cœur est atteint : De pensers sur pensers mon âme est agitée, De soucis sur soucis elle est inquiétée ; Je sens l'amour, la haine, et la crainte, et l'espoir, La joie et la douleur, tour à tour l'émouvoir ; J'entre en des sentiments qui ne sont pas croyables, J'en ai de violents, j'en ai de pitoyables, J'en ai de généreux qui n'oseraient agir, J'en ai même de bas, et qui me font rougir ; J'aime ce malheureux que j'ai choisi pour gendre, Je hais l'aveugle erreur qui le vient de surprendre ; Je déplore sa perte, et, le voulant sauver, J'ai la gloire des dieux ensemble à conserver ; Je redoute leur foudre et celui de Décie, Il y va de ma charge, il y va de ma vie. Ainsi tantôt pour lui je m'expose au trépas, Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.

ALBIN
Décie excusera l'amitié d'un beau-père, Et d'ailleurs Polyeucte est d'un sang qu'on révère.

FÉLIX
À punir les chrétiens son ordre est rigoureux, Et plus l'exemple est grand, plus il est dangereux. On ne distingue point quand l'offense est publique, Et lorsqu'on dissimule un crime domestique, Par quelle autorité peut-on, par quelle loi, Châtier en autrui ce qu'on souffre chez soi ?

ALBIN
Si vous n'osez avoir d'égard à sa personne, Écrivez à Décie afin qu'il en ordonne.

FÉLIX
Sévère me perdrait si j'en usais ainsi. Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci ; Si j'avais différé de punir un tel crime, Quoiqu'il soit généreux, quoiqu'il soit magnanime, Il est homme et sensible, et je l'ai dédaigné, Et de tant de mépris son esprit indigné, Que met au désespoir cet hymen de Pauline, Du courroux de Décie obtiendrait ma ruine. Pour venger un affront tout semble être permis, Et les occasions tentent les plus remis. Peut-être, et ce soupçon n'est pas sans apparence, Il rallume en son cœur déjà quelque espérance, Et, croyant bientôt voir Polyeucte puni, Il rappelle un amour à grand'peine banni. Juge si sa colère, en ce cas implacable, Me ferait innocent de sauver un coupable, Et s'il m'épargnerait, voyant par mes bontés Une seconde fois ses desseins avortés. Te dirais-je un penser indigne, bas et lâche ? Je l'étouffe, il renaît, il me flatte, et me fâche. L'ambition toujours me le vient présenter, Et tout ce que je puis, c'est de le détester. Polyeucte est ici l'appui de ma famille, Mais si, par son trépas, l'autre épousait ma fille, J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis, Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis. Mon cœur en prend par force une maligne joie. Mais que plutôt le ciel à tes yeux me foudroie, Qu'à des pensers si bas je puisse consentir, Que jusque-là ma gloire ose se démentir !

ALBIN
Votre cœur est trop bon, et votre âme trop haute. Mais vous résolvez-vous à punir cette faute ?

FÉLIX
Je vais dans la prison faire tout mon effort À vaincre cet esprit par l'effroi de la mort, Et nous verrons après ce que pourra Pauline.

ALBIN
Que ferez-vous enfin, si toujours il s'obstine ?

FÉLIX
Ne me presse point tant. Dans un tel déplaisir, Je ne puis que résoudre, et ne sais que choisir.

ALBIN
Je dois vous avertir, en serviteur fidèle, Qu'en sa faveur déjà la ville se rebelle, Et ne peut voir passer par la rigueur des lois Sa dernière espérance et le sang de ses rois. Je tiens sa prison même assez mal assurée : J'ai laissé tout autour une troupe éplorée, Je crains qu'on ne la force.

FÉLIX
Il faut donc l'en tirer, Et l'amener ici pour nous en assurer.

ALBIN
Tirez-l'en donc vous-même, et d'un espoir de grâce Apaisez la fureur de cette populace.

FÉLIX
Allons, et s'il persiste à demeurer chrétien, Nous en disposerons sans qu'elle en sache rien.

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