PROLOGUE - SCÈNE PREMIÈRE



(Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte est à droite ; à gauche une cheminée. La mansarde est coupée du manière à ce qu'en se baissant, un homme puisse tenir sous le toit au fond de la toile, à côté de la croisée.)
(PAMÉLA JOSEPH BINET, JULES ROUSSEAU.)

PAMÉLA
Monsieur Joseph Binet.

JOSEPH
Mademoiselle Paméla Giraud.

PAMÉLA
Vous voulez donc que je vous haïsse ?

JOSEPH
Dame ! si c'est le commencement de l'amour… haïssez-moi !

PAMÉLA
Ah ça, parlons raison.

JOSEPH
Vous ne voulez donc pas que je vous dise combien je vous aime ?

PAMÉLA
Ah ! je vous dis tout net, puisque vous m'y forcez, que je ne veux pas être la femme d'un garçon tapissier.

JOSEPH
Est-il nécessaire de devenir empereur, ou quelque chose comme ça, pour épouser une fleuriste ?

PAMÉLA
Non. Il faut être aimé, et je ne vous aime d'aucune manière.

JOSEPH
D'aucune manière ! Je croyais qu'il n'y avait qu'une manière d'aimer.

PAMÉLA
Oui… mais il y a plusieurs manières de ne pas aimer. Vous pouvez être mon ami, sans que je vous aime.

JOSEPH
Oh !

PAMÉLA
Vous pouvez m'être indifférent…

JOSEPH
Ah !

PAMÉLA
Vous pouvez m'être odieux !… Et dans ce moment, vous m'ennuyez, ce qui est pis !

JOSEPH
Je l'ennuie ! moi qui me mets en cinq pour faire tout ce qu'elle veut.

PAMÉLA
Si vous faisiez ce que je veux, vous ne resteriez pas ici.

JOSEPH
Si je m'en vas… m'aimeriez-vous un peu ?

PAMÉLA
Mais puisque je ne vous aime que quand vous n'y êtes pas !

JOSEPH
Si je ne venais jamais ?

PAMÉLA
Vous me feriez plaisir.

JOSEPH
Mon Dieu pourquoi, moi, premier garçon tapissier de M. Morel en place de devenir mon propre bourgeois, suis-je devenu amoureux de mademoiselle ? Non… Je suis arrêté dans ma carrière je rêve, d'elle… j'en deviens bête. Si mon oncle savait !… Mais il y a d'autres femmes dans Paris, et… après tout, mademoiselle Paméla Giraud, qui êtes-vous, pour être ainsi dédaigneuse ?

PAMÉLA
Je suis la fille d'un pauvre tailleur ruiné, devenu portier. Je gagne de quoi vivre… si ça peut s'appeler vivre, en travaillant nuit et jour… à peine puis-je aller faire une pauvre petite partie aux Prés-Saint-Gervais, cueillir des lilas ; et certes, je reconnais que le premier garçon de M. Morel est tout à fait au-dessus de moi… je ne veux pas entrer dans une famille qui croirait se mésallier… les Binet !

JOSEPH
Mais qu'avez-vous depuis huit on dix jours, là, ma chère petite gentille mignonne de Paméla ? il y a dix jours je venais tous les soirs vous tailler vos feuilles, je faisais les queues aux roses, les cœurs aux marguerites, nous causions, nous allions quelquefois au mélodrame nous régaler de pleurer… et j'étais le bon Joseph, mon petit Joseph… enfin un Joseph dans lequel vous trouviez l'étoffe d'un mari… Tout à coup… zeste ! plus rien.

PAMÉLA
Mais allez-vous-en donc… vous n'êtes là ni dans la rue, ni chez vous.

JOSEPH
Eh bien ! je m'en vais, Mademoiselle… on s'en va ! je causerai dans la loge avec maman Giraud ; elle ne demande pas mieux que de me voir entrer dans sa famille, elle ; elle ne change pas d'idée !

PAMÉLA
Eh bien ! au lieu d'entrer dans sa famille, entrez dans sa loge, monsieur Joseph allez causer avec ma mère, allez !… (Il sort.)
Il les occupera peut-être assez pour que M. Adolphe puisse monter sans être vu. Adolphe Durand ! le joli nom ! c'est la moitié d'un roman ! et le joli jeune homme ! Enfin, depuis quinze jours, c'est une persécution… Je me savais bien un peu jolie ; mais je ne me croyais pas si bien qu'il le dit. Ce doit être un artiste, un employé ! Quel qu'il soit, il me plaît ; il est si comme il faut ! Pourtant si sa mine était trompeuse, si c'était quelqu'un de mal… car enfin cette lettre qu'il vient de me faire envoyer si mystérieusement… (Elle la tire de son corset, et lisant :)
"Attendez-moi ce soir, soyez seule, et que personne ne me voie entrer si c'est possible ; il s'agit de ma vie, et si vous saviez quel affreux malheur me poursuit !…" "Adolphe Durand." Écrit au crayon. Il s'agit de sa vie… je suis dans une anxiété…

JOSEPH (revenant.)
Tout en descendant l'escalier, je me suis dit Pourquoi Paméla…
(Jules paraît.)

PAMÉLA
Ah !

JOSEPH
Quoi !
(Jules disparaît.)

PAMÉLA
Il m'a semblé voir… J'ai cru entendre un bruit là-haut ! Allez donc visiter le grenier au-dessus, là peut-être quelqu'un s'est-il caché ! Avez-vous peur, vous ?

JOSEPH
Non.

PAMÉLA
Eh bien ! montez, fouillez ! sans quoi je serai effrayée pendant toute la nuit.

JOSEPH
J'y vais. je monterai sur le toit si vous voulez.
(Il entre à gauche par une petite porte qui conduit au grenier.)

PAMÉLA (l'accompagnant.)
Allez. (Jules entre.)
Ah ! Monsieur, quel rôle vous me faites jouer !

JULES
Vous me sauvez la vie, et peut-être ne le regretterez-vous pas ! vous savez combien je vous aime !
(Il lui baise tes mains.)

PAMÉLA
Je sais que vous me l'avez dit ; mais vous agissez…

JULES
Comme avec une libératrice.

PAMÉLA
Vous m'avez écrit… et cette lettre m'a ôté toute ma sécurité… Je ne sais plus ni qui vous êtes, ni ce qui vous amène.

JOSEPH (en dehors.)
Mademoiselle, je suis dans le grenier… J'ai vu sur le toit.

JULES
Il va revenir… où me cacher ?

PAMÉLA
Mais vous ne pouvez rester ici !

JULES
vous voulez me perdre, Paméla !

PAMÉLA
Le voici ! Tenez… là !… (Elle le cache sous la mansarde.)

JOSEPH (revenant.)
Vous n'êtes pas seule, Mademoiselle ?

PAMÉLA
Non… puisque vous voilà.

JOSEPH
J'ai entendu quelque chose comme une voix d'homme… La voix monte !

PAMÉLA
Dame ! elle descend peut-être aussi… Voyez dans l'escalier…

JOSEPH
Oh ! je suis sûr…

PAMÉLA
De rien… Laissez-moi, Monsieur ; je veux être seule.

JOSEPH
Avec une voix d'homme ?

PAMÉLA
Vous ne me croyez donc pas ?

JOSEPH
Mais j'ai parfaitement entendu.

PAMÉLA
Rien.

JOSEPH
Ah ! Mademoiselle !

PAMÉLA
Et si vous aimiez mieux croire les bruits qui vous passent par les oreilles que ce que je vous dis, vous ferez un fort mauvais mari… J'en sais maintenant assez sur votre compte…

JOSEPH
Ça n'empêche pas que ce que j'ai cru entendre…

PAMÉLA
Puisque vous vous obstinez, vous pouvez le croire… Oui, vous avez entendu la voix d'un jeune homme qui m'aime et qui fait tout ce que je veux… il disparaît quand il le faut, et il vient à volonté. Eh bien ! qu'attendez-vous ? croyez-vous que, s'il est ici, votre présence nous soit agréable ? Allez demander à mon père et à ma mère quel est son nom… il a dû le leur dire en montant, lui et sa voix.

PAMÉLA
Mademoiselle Paméla, pardonnez à un pauvre garçon qui est fou d'amour. Ce n'est pas le cœur que je perds, mais la tête, aussitôt qu'il s'agit de vous. Ne sais-je pas que vous êtes aussi sage que belle ? que vous avez dans l'âme encore plus de trésors que vous n'en portez ? Aussi… tenez, vous avez raison, j'entendrais dix voix, je verrais dix hommes là, que ça ne me ferait rien… mais un…

PAMÉLA
Eh bien ?

JOSEPH
Un… ça me gênerait davantage. Mais je m'en vais ; c'est pour rire que je vous dis tout ça… je sais bien que vous allez être seule. À revoir, mademoiselle Paméla ; je m'en vas… j'ai confiance.

PAMÉLA (à part.)
Il se doute de quelque chose.

JOSEPH ( à part.)
Il y a quelqu'un ici… je cours tout dire au père et à la mère Giraud. (Haut.)
À revoir, mademoiselle Paméla.
(Il sort.)

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