ACTE CINQUIÈME - SCÈNE PREMIÈRE



(La scène se passe chez Dupré, dans son cabinet : bibliothèque, bureaux de chaque côté ; une fenêtre avec deux rideaux.)
(DUPRÉ PAMÉLA, GIRAUD, MADAME GIRAUD.)
(Au lever du rideau, Paméla est assise dans un fauteuil, occupée à lire ; la mère Giraud est debout près d'elle ; Giraud regarde les tableaux du cabinet ; Dupré se promène à grands pas ; tout à coup il s'arrête.)

DUPRÉ (à Giraud.)
Et en venant ce matin, vous avez pris les précautions d'usage.

GIRAUD
Ô Monsieur ! vous pouvez être tranquille ; quand je viens ici, je marche la tête tournée derrière moi !… C'est que la moindre imprudence ferait bien vite un malheur. Ton cœur t'a entraînée, ma fille ; mais un faux témoignage, c'est mal, c'est sérieux !

MADAME GIRAUD
Je crois bien… prends garde, Giraud ; si on te suivait et qu'on vienne à découvrir que notre pauvre fille est ici, cachée, grâce à la générosité de M. Dupré.

DUPRÉ
C'est bien… C'est bien… (Il continue de marcher à pas précipités.)
Quelle ingratitude !… cette famille Rousseau, ils ignorent ce que j'ai fait… tous croient Paméla arrêtée, et personne ne s'en inquiète !… On a fait partir Jules pour Bruxelles… M. de Verby est à la campagne, et M. Rousseau fait ses affaires de Bourse comme si de rien n'était… L'argent, l'ambition… c'est leur mobile… chez eux les sentiments ne comptent pour rien !… Ils tournent tous autour du veau d'or… et l'argent peut les faire danser devant leur idole… ils sont aveuglés dès qu'ils le voient.

PAMÉLA (qui l'a observé, se lève et vient à lui.)
M. Dupré, vous êtes agité, vous paraissez souffrir ?… c'est encore pour moi, je le crains.

DUPRÉ
N'êtes-vous donc pas révoltée comme moi de l'indifférence odieuse de cette famille, qui, une fois son fils sauvé, n'a plus vu en vous qu'un instrument…

PAMÉLA
Et qu'y pourrions nous faire, Monsieur ?

DUPRÉ
Chère enfant ! vous n'avez aucune amertume dans le cœur ?

PAMÉLA
Non, monsieur !… je suis plus heureuse qu'eux tous, moi ; j'ai fait, je crois, une bonne action !…

MADAME GIRAUD ( embrassant Paméla.)
Ma pauvre bonne fille !

GIRAUD
C'est bien ce que j'ai fait de mieux jusqu'à présent !

DUPRÉ (s'approchant vivement de Paméla.)
Mademoiselle, vous êtes une honnête fille !… personne plus que moi ne peut l'attester !… c'est moi qui suis venu près de vous, vous supplier de dire la vérité, et si noble, et si pure, vous vous êtes compromise ; maintenant on vous repousse, on vous méconnaît… mais moi je vous admire… et vous serez heureuse, car je réparerai tout ! Paméla… j'ai quarante-huit ans, un peu de réputation, quelque fortune ; j'ai passé ma vie à être honnête homme, je n'en démordrai pas ; voulez-vous être ma femme ?

PAMÉLA ( très-émue.)
Moi, Monsieur ?…

GIRAUD
Sa femme !… not'fille !… dis donc madame Giraud ?…

MADAME GIRAUD
Ça serait-il possible ?

DUPRÉ
Pourquoi cette surprise ?… oh ! pas de phrases !… consultez votre cœur !… dites oui ou non !… Voulez-vous être ma femme ?

PAMÉLA
Mais quel homme êtes-vous donc, Monsieur ? c'est moi qui vous dois tout… et vous voulez ?… Ah ! ma reconnaissance…

DUPRÉ
Ne prononcez pas ce mot-là, il va tout gâter !… Le monde, je le méprise !… je ne lui dois aucun compte de ma conduite, de mes affections… Depuis que j'ai vu votre courage, votre résignation… je vous aime… tâchez de m'aimer !

PAMÉLA
Oh ! oui, oui, Monsieur.

MADAME GIRAUD
Qui est-ce qui ne vous aimerait pas ?

GIRAUD
Monsieur, je ne suis rien qu'un pauvre portier… et encore je ne le suis plus, portier… vous aimez notre fille, vous venez de lui dire… je vous demande pardon… j'ai des larmes plein les yeux… et ça me coupe la parole… (Il s'essuie les yeux.)
Eh bien ! vous faites bien de l'aimer !… ça prouve que vous avez de l'esprit !… parce que Paméla… il y a des enfants de propriétaires qui ne la valent pas !… seulement c'est humiliant d'avoir des père et mère comme nous…

PAMÉLA
Mon père !

GIRAUD
Vous… le premier des hommes !… Eh bien ! moi et ma femme, nous irons nous cacher, n'est-ce pas la vieille ?… dans une campagne bien loin !… et le dimanche, à l'heure de la messe, vous direz : Ils sont tous les deux qui prient le bon Dieu pour moi… et pour leur fille…
(Paméla embrasse son père et sa mère.)

DUPRÉ
Braves gens !… Oh ! mais ceux-là n'ont pas de titres !… pas de fortune !… Vous regrettez votre province !… eh bien ! vous y retournerez, vous y vivrez heureux, tranquilles… je me charge de tout.

GIRAUD et MADAME GIRAUD
Oh ! notre reconnaissance…

DUPRÉ
Encore… ce mot-là vous portera malheur ! je le biffe du dictionnaire !… En attendant, je vous emmène à la campagne avec moi !… allez… allez tout préparer.

GIRAUD
Monsieur l'avocat ?…

DUPRÉ
Eh bien ! quoi ?

GIRAUD
Il y a ce pauvre Joseph Binet qui est en danger aussi !… il ne sait pas que ma fille et nous sommes là ; mais, il y a trois jours, il est venu trouver votre domestique, dans un état à faire peur ; et comme c'est ici la maison du bon Dieu, il est caché ici dans un grenier !

DUPRÉ
Faites-le descendre.

GIRAUD
Il ne voudra pas, Monsieur ; il a trop peur d'être arrêté… On lui passe à manger par la chatière !…

DUPRÉ
Il sera bientôt libre, je l'espère… j'attends une lettre qui doit nous rassurer tous.

GIRAUD
Faut-il le rassurer ?

DUPRÉ
Non, pas encore… ce soir.

GIRAUD (à sa femme.)
Je m'en vas avec bien du soin jusqu'à la maison.
(Madame Giraud l'accompagne en lui faisant des recommandations ; elle sort par la gauche ; Paméla va pour la suivre.)

DUPRÉ (la retenant.)
Ce Binet… vous ne l'aimez pas ?

PAMÉLA
Oh ! non, jamais !

DUPRÉ
Et l'autre ?

PAMÉLA (après un moment d'émotion, qu'elle réprime aussitôt.)
Je n'aimerai que vous ?…
(Elle va sortir. Bruit dans l'antichambre. Jules paraît.)

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