ACTE TROISIÈME - SCÈNE V



(Les mêmes, BINET, DUPRÉ, MADAME ROUSSEAU.)

BINET
Par ici, Monsieur, Madame, par ici. (Dupré et madame Rousseau entrent.)
Voilà le père et la mère Giraud !

DUPRÉ (à de Verby.)
Je regrette, Monsieur, que vous nous ayez devancés ici !

MADAME ROUSSEAU
Ma sœur vous a sans doute dit, Madame, le sacrifice que nous attendons de mademoiselle votre fille… Il n'y a qu'un ange qui puisse le faire.

BINET
Quel sacrifice ?

MADAME GIRAUD
Ça ne te regarde pas.

DE VERBY
Nous venons de voir mademoiselle Paméla…

MADAME DU BROCARD
Elle a refusé !

MADAME ROUSSEAU
Ciel !

DUPRÉ
Refusé, quoi ?

MADAME DU BROCARD
Six mille livres de rente.

DUPRÉ
Je l'aurais parié… offrir de l'argent !

MADAME DU BROCARD
Mais c'était le moyen…

DUPRÉ
De tout gâter. (À madame Giraud.)
Madame, dites à votre fille que l'avocat de M. Jules Rousseau est ici ! suppliez-la de venir.

MADAME GIRAUD
Oh ! vous n'obtiendrez rien.

GIRAUD
Ni d'elle, ni de nous.

BINET
Mais qu'est-ce qu'ils veulent ?

GIRAUD
Tais-toi.

MADAME DU BROCARD (à madame Giraud.)
Madame, offrez-lui…

DUPRÉ
Ah ! Madame, je vous en prie… (À madame Giraud.)
C'est au nom de madame… de la mère de Jules, que je vous le demande… Laissez-moi voir votre votre fille.

MADAME GIRAUD
Ça n'y fera rien, allez, Monsieur ! songez donc… lui offrir brusquement de l'argent, quand le jeune homme dans le temps lui avait parlé de l'épouser !

MADAME ROUSSEAU (avec entraînement.)
Eh bien ?

MADAME GIRAUD (vivement.)
Eh bien ! madame ?

DUPRÉ (serrant la main de madame Giraud.)
Allez, allez ! Amenez moi votre fille.
(Giraud sort vivement.)

DE VERBY et MADAME DU BROCARD
Vous l'avez décidé ?

DUPRÉ
Ce n'est pas moi c'est madame.

DE VERBY (interrogeant madame du Brocard.)
Quelle promesse ?

DUPRÉ (voyant Binet qui écoute.)
Silence, général ; restez, je vous prie, un instant auprès de ces dames. La voici. Laissez-nous, laissez-nous !
(Paméla entre ramenée par sa mère, elle fait en passant une révérence a madame Rousseau. qui la regarde avec émotion. Tout le monde entre à gauche à l'exception de Binet, qui est resté pendant que Dupré reconduit tout le monde.)

BINET (à part.)
Que veulent-ils donc ? ils parlent tous de sacrifice ! et le père Giraud qui ne veut rien me dire ! Un instant, un instant… J'ai promis à l'avocat mes quatorze cents francs ; mais avant je veux voir comment il se comportera à mon égard.

DUPRÉ (revenant à Binet.)
Joseph Binet, laissez-nous.

BINET
Mais puisque vous allez lui parler de moi !

DUPRÉ
Allez-vous-en.

BINET (à part.)
Décidément on me cache quelque chose. (À Dupré.)
Je l'ai préparée ; elle s'est faite à l'idée de la déportation. Roulez-là dessus !

DUPRÉ
C'est bien… Sortez !

BINET ( à part.)
Sortir ! oh ! non !
(Il fait mine de sortir, et, rentrant avec précaution, il se cache dans le cabinet de droite.)

DUPRÉ ( à Paméla.)
Vous avez consenti à me voir, et je vous en remercie. Je sais ce qui vient de se passer, et je ne vous tiendrai pas le langage que vous avez entendu tout à l'heure.

PAMÉLA
Rien qu'en vous voyant, j'en suis sûre, Monsieur.

DUPRÉ
Vous aimez ce brave jeune homme, ce Joseph.

PAMÉLA
Monsieur, je sais que les avocats sont comme les confesseurs !

DUPRÉ
Mon enfant, ils doivent être tout aussi discrets… dites-moi bien tout.

PAMÉLA
Eh bien, Monsieur, je l'aimais ; c'est-à-dire je croyais l'aimer, et je serais bien volontiers devenue sa femme… Je pensais qu'avec son activité, Joseph s'établirait, et que nous mènerions une vie de travail. Quand la prospérité serait venue, eh bien, nous aurions pris avec nous mon père et ma mère ; c'est bien simple ! c'était une vie toute unie !

DUPRÉ (à part.)
L'aspect de cette jeune fille prévient en sa faveur ! voyons si elle sera vraie ! (Haut.)
À quoi pensez-vous ?

PAMÉLA
À ce passé qui me semble heureux en le comparant au présent. En quinze jours de temps la tête m'a tourné, quand j'ai vu M. Jules ; je l'ai aimé, comme nous aimons, nous autres jeunes filles, comme j'ai vu de mes amies aimer des jeunes gens… oh ! mais les aimer à tout souffrir pour eux ! Je me disais : Est-ce que je serai jamais ainsi ? Eh bien, je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour M. Jules. Tout à l'heure, ils m'ont offert de l'argent, eux ! de qui je devais attendre tant de noblesse, tant de grandeur, et je me suis révoltée !… De l'argent ! j'en ai, Monsieur ! j'ai vingt mille francs ! ils sont ici, à vous c'est-à-dire à lui ! je les ai gardés pour essayer de le sauver, car je l'ai livré en doutant de lui, si confiant, si sûr de moi… moi si défiante !

DUPRÉ
Il vous a donné vingt mille francs ?

PAMÉLA
Ah ! Monsieur ! il me les a confiés ! ils sont là… Je les remettrais à la famille s'il mourait ; mais il ne mourra pas dites ? vous devez le savoir ?

DUPRÉ
Mon enfant, songez que toute votre vie, peut-être votre bonheur, dépendent de la vérité de vos réponses… répondez-moi comme si vous étiez devant Dieu.

PAMÉLA
Oui, Monsieur.

DUPRÉ
Vous n'avez jamais aimé personne ?

PAMÉLA
Personne !

DUPRÉ
Vous craignez !… voyons, je vous intimide… je n'ai pas votre confiance.

PAMÉLA
Oh ! si Monsieur, je vous jure !… depuis que nous sommes à Paris, je n'ai pas quitté ma mère, et je ne songeais qu'à mon travail et à mon devoir… Ici, tout à l'heure, j'étais tremblante, interdite !… mais près de vous, Monsieur, je ne sais ce que vous m'inspirez, j'ose tout vous dire… Eh bien, oui, j'aime Jules ; je n'ai aimé que lui, et je le suivrais au bout du monde ! Vous m'avez dit de parler comme devant Dieu.

DUPRÉ
Eh bien, c'est à votre cœur que je m'adresse !… accordez-moi ce que vous avez refusé à d'autres… dites la vérité ! à la face de la justice il n'y a que vous qui puissiez le sauver !… Vous l'aimez, Paméla ; je comprends qu'il vous en coûte d'avouer…

PAMÉLA
Mon amour pour lui ?… Et si j'y consentais, il serait sauvé ?

DUPRÉ
Oh ! j'en réponds !

PAMÉLA
Eh bien ?

DUPRÉ
Mon enfant !

PAMÉLA
Eh bien… il est sauvé.

DUPRÉ (avec intention.)
Mais… vous serez compromise…

PAMÉLA
Mais… puisque c'est pour lui !

DUPRÉ (à part.)
Je ne mourrai donc pas sans avoir vu de mes yeux une belle et noble franchise, sans calculs et sans arrière-pensée (Haut.)
Paméla, vous êtes une bonne et généreuse fille.

PAMÉLA
Je le sais bien… ça console de bien des petites misères, allez, Monsieur.

DUPRÉ
Mon enfant, ce n'est pas tout !… vous êtes franche comme l'acier, vous êtes vive, et pour réussir… il faut de l'assurance… une volonté…

PAMÉLA
Oh ! Monsieur vous verrez !

DUPRÉ
N'allez pas vous troubler… osez tout avouer… Courage ! Figurez-vous la cour d'assises, le président, l'avocat général, l'accusé, moi, au barreau ; le jury est là… N'allez pas vous épouvanter… Il y aura beaucoup de monde.

PAMÉLA
Ne craignez rien.

DUPRÉ
Un huissier vous a introduite ; vous avez décliné vos noms et prénoms !… Enfin le président vous demande depuis quand vous connaissez l'accusé Rousseau… que répondez-vous ?

PAMÉLA
La vérité !… Je l'ai rencontré un mois environ avant son arrestation, à l'Île d'Amour, à Belleville.

DUPRÉ
En quelle compagnie était-il ?

PAMÉLA
Je n'ai fait attention qu'à lui.

DUPRÉ
Vous n'avez pas entendu parler politique ?

PAMÉLA (étonnée.)
Ô Monsieur ! les juges doivent penser que la politique est bien indifférente à l'Île d'Amour.

DUPRÉ
Bien, mon enfant ; mais il vous faudra dire tout ce que vous savez sur Jules Rousseau !

PAMÉLA
Eh mais, je dirai encore la vérité, tout ce que j'ai déclaré au juge d'instruction ; je ne savais rien de la conspiration, et j'ai été dans le plus grand étonnement quand on est venu l'arrêter chez moi ; à preuve que j'ai craint que M. Jules ne fût un voleur, et que je lui en fais mes excuses.

DUPRÉ
Il faut avouer que depuis le temps de votre liaison avec ce jeune homme, il est constamment venu vous voir… il faudra déclarer…

PAMÉLA
La vérité, toujours !… il ne me quittait pas ! il venait me voir par amour, je le recevais par amitié, et je lui résistais par devoir.

DUPRÉ
Et plus tard ?

PAMÉLA (, se troublant.)
Plus tard !

DUPRÉ
Vous tremblez ? prenez garde !… tout à l'heure vous m'avez promis d'être vraie !

PAMÉLA (, à part.)
Vraie ! ô mon Dieu !

DUPRÉ
Moi aussi, je m'intéresse à ce jeune homme ; mais je reculerais devant une imposture. Coupable, je le défendrais par devoir… innocent, sa cause sera la mienne. Oui, sans doute, Paméla, ce que j'exige de vous est un grand sacrifice, mais il le faut. Les visites que vous faisait Jules avaient lieu le soir et à l'insu de vos parents !

PAMÉLA
Oh ! mais jamais ! jamais !

DUPRÉ
Comment ! Mais alors plus d'espoir.

PAMÉLA (, à part.)
Plus d'espoir ! Lui ou moi perdu. (Haut.)
Monsieur, rassurez-vous ; j'ai peur parce que le danger n'est pas là !… mais quand je serai devant ses juges !… quand je le verrai, lui, Jules… et que son salut dépendra de moi…

DUPRÉ
Oh ! bien… bien… mais ce qu'il faut surtout qu'on sache, c'est que le 24 au soir il est venu ici… Oh ! alors je triomphe, je le sauve ; autrement je ne réponds de rien… il est perdu.

PAMÉLA (, à part, très-émue, puis haut, avec exaltation.)
Lui, Jules ! oh ! non, ce sera moi ! Pardonnez-moi, mon Dieu ! Eh bien ! oui, oui !… il est venu le 24… c'est le jour de ma fête… Je me nomme Louise Paméla… et il n'a pas manqué de m'apporter un bouquet en cachette de mon père et de ma mère ; il est venu le soir, tard, et près de moi… Ah ! ah ! ne craignez rien, Monsieur… vous voyez, je dirai tout… (À part.)
Tout ce qui n'est pas vrai !…

DUPRÉ
Il sera sauvé ! (Rousseau paraît au fond.)
Ah ! Monsieur ! (Courant à la porte de gauche.)
Venez, venez remercier votre libératrice.

Autres textes de Honoré de Balzac

Vautrin

(Un salon à l'hôtel de Montsorel.)(LA DUCHESSE DE MONTSOREL, MADEMOISELLE DE VAUDREY.)LA DUCHESSEAh ! vous m'avez attendue, combien vous êtes bonne !MADEMOISELLE DE VAUDREYQu'avez-vous, Louise ? Depuis douze ans que nous pleurons ensemble,...

Les Ressources de Quinola

(La scène est à Valladolid, dans le palais du roi d'Espagne. Le théâtre représente la galerie qui conduit à la chapelle. L'entrée de la chapelle est à gauche du spectateur,...

La Marâtre

"La Marâtre" est une tragédie en cinq actes écrite par Honoré de Balzac, moins connu pour son travail dramatique que pour ses romans et nouvelles. La pièce, qui date de...

Le Père Goriot

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.Madame Vauquer, née de Coflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris...

Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024