ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VII



(DUPRÉ BINET.)

BINET
Monsieur, je n'ai su qu'hier que vous étiez le défenseur de M. Jules Rousseau ; je suis allez chez vous, je vous ai attendu, mais vous êtes rentré trop tard ; ce matin vous étiez sorti, et comme je travaille pour la maison, je suis entré ici par une bonne inspiration, pensant que vous y viendriez, et je vous guettais.

DUPRÉ
Que me voulez-vous ?

BINET
Je suis Joseph Binet.

DUPRÉ
Eh bien ! après ?

BINET
Monsieur, soit dit sans vous offenser, j'ai quatorze cents francs à moi… oh ! bien à moi ! gagnés sou à sou ; je suis ouvrier tapissier, et mon oncle Dumouchel, ancien marchand de vin, a des sonnettes.

DUPRÉ
Parlez donc clairement ! que signifient ces préparations mystérieuses ?

BINET
Quatorze cents francs, c'est un dénier, et on dit qu'il faut bien payer les avocats, et que c'est parce qu'on les paye bien qu'il y en a tant… J'aurais mieux fait d'être avocat, elle serait ma femme !

DUPRÉ
Êtes-vous fou ?

BINET
Du tout. Mes quatorze cents francs, je les ai là tenez, Monsieur, ce n'est pas une frime. ils sont à vous !

DUPRÉ
Et comment ?

BINET
Si vous sauvez monsieur Jules… de la mort, s'entend… et si vous obtenez de le faire déporter. Je ne veux pas sa perte ; mais il faut qu'il voyage… Il est riche, il s'amusera… Ainsi, sauvez sa tête… faites-le condamner à une simple déportation, quinze ans, par exemple, et mes quatorze cents francs sont à vous ; je vous les donnerai de bon cœur, et je vous ferai par-dessus le marché un fauteuil de cabinet… Voilà !

DUPRÉ
Dans quel but me parlez-vous ainsi ?

BINET
Dans quel but ? j'épouserai Paméla… j'aurai ma petite Paméla.

DUPRÉ
Paméla !

BINET
Paméla Giraud.

DUPRÉ
Quel rapport y a-t-il entre Paméla Giraud et Jules Rousseau ?

BINET
Ah ! ça, moi qui croyais que les avocats étaient payés pour avoir de l'instruction et savaient tout… mais vous ne savez donc rien, Monsieur ? Je ne m'étonne pas qu'il y en a qui disent que les avocats sont des ignorants. Mais je retire mes quatorze cents francs. Paméla s'accuse, c'est-à-dire m'accuse d'avoir livré sa tête au bourreau, et vous comprenez, s'il est sauvé surtout, s'il est déporté, je me marie, j'épouse Paméla, et comme le déporté ne se trouve pas en France, je n'ai rien à craindre dans mon ménage. Obtenez quinze ans ; ce n'est rien, quinze ans pour voyager, et j'ai le temps de voir mes enfants grandis, et ma femme arrivée à un âge… Vous comprenez ?…

DUPRÉ
Il est naïf, au moins, celui-là… Ceux qui calculent ainsi à haute voix et par passion ne sont pas les plus mauvais cœurs.

BINET
Ah ! ça, qu'est-ce qu'il se dit ? Un avocat qui se parle à lui-même, c'est comme un pâtissier qui mange sa marchandise… Monsieur ?…

DUPRÉ
Paméla l'aime donc, M. Jules ?

BINET
Dame ! vous comprenez… tant qu'il sera dans cette position, c'est bien intéressant.

DUPRÉ
Ils se voyaient donc beaucoup ?

BINET
Trop ! Oh si j'avais su, moi, je l'aurais bien fait sauver.

DUPRÉ
Elle est belle ?

BINET
Qui ?… Paméla ?… c'te farce ! Ma Paméla ! comme l'Apollon du Belvédère.

DUPRÉ
Gardez vos quatorze cents francs, mon ami, et si vous avez bon cœur, vous et votre Paméla, vous pourrez m'aider à le sauver ; car il y va de le laisser ou de l'enlever à l'échafaud.

BINET
Monsieur, n'allez pas dire un mot à Paméla ; elle est au désespoir.

DUPRÉ
Pourtant il faut faire en sorte que je la voie ce matin.

BINET
Je lui ferai dire par son père et sa mère.

DUPRÉ
Ah ! il y a un père et une mère ? (À part.)
Cela coûtera beaucoup d'argent. (Haut.)
Qui sont-ils ?

BINET
D'honorables portiers.

DUPRÉ
Bon !

BINET
Le père Giraud est un tailleur ruiné.

DUPRÉ
Bien. Allez les prévenir de ma visite. et sur toute chose, le plus profond secret, ou vous sacrifiez monsieur Jules.

BINET
Je suis muet.

DUPRÉ
Nous ne nous sommes jamais vus.

BINET
Jamais.

DUPRÉ
Allez.

BINET
Je vais…
(Il se trompe de porte.)

DUPRÉ
Par là.

BINET
Par là, grand avocat… Mais permettez-moi de vous donner un conseil un petit bout de déportation ne lui ferait pas de mal, ça lui apprendrait à laisser le gouvernement tranquille.

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