ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VI



(DUPRÉ DE VERBY.)

DE VERBY (à part.)
Ces gens sont tombés sur un avocat riche, sans ambition… et d'une bizarrerie…

DUPRÉ ( redescendant et regardant de Verby, à part.)
Maintenant, il me faut ton secret ! (Haut.)
Vous vous intéressez beaucoup à mon client, Monsieur.

DE VERBY
Beaucoup !

DUPRÉ
Je suis encore à comprendre quel intérêt a pu le conduire, riche, jeune, aimant le plaisir, à se jeter dans une conspiration…

DE VERBY
La gloire !

DUPRÉ (souriant.)
Ne dites pas ces choses-là à un avocat qui depuis vingt ans pratique le Palais ; qui a trop étudié les hommes et les affaires pour ne pas savoir que les plus beaux motifs ne servent qu'à déguiser les plus petites choses, et qui n'a pas encore rencontré de cœurs exempts de calculs.

DE VERBY
Et plaidez-vous gratis ?

DUPRÉ
Souvent ; mais je ne plaide que selon mes convictions…

DE VERBY
Monsieur est riche ?

DUPRÉ
J'avais de la fortune ; sans cela, et dans le monde comme il est, j'eusse été droit à l'hôpital.

DE VERBY
C'est donc par conviction que vous avez accepté la cause du jeune Rousseau ?

DUPRÉ
Je le crois la dupe de gens situés dans une région supérieure, et j'aime les dupes quand elles le sont noblement et non victimes de secrets calculs… car nous sommes dans un siècle où la dupe est aussi avide que celui qui l'exploite…

DE VERBY
Monsieur appartient, je le vois, à la secte des misanthropes.

DUPRÉ
Je n'estime pas assez les hommes pour les haïr, car je n'ai rencontré personne que je pusse aimer… Je me contente d'étudier mes semblables ; je les vois tous jouant des comédies avec plus ou moins de perfection. Je n'ai d'illusion sur rien, il est vrai, mais je ris comme un spectateur du parterre quand il s'amuse… seulement je ne siffle pas, je n'ai pas assez de passion pour cela.

DE VERBY (à part.)
Comment influencer un pareil homme ? (Haut.)
Mais, Monsieur, vous avez cependant besoin des autres.

DUPRÉ
Jamais !

DE VERBY
Mais vous souffrez quelquefois.

DUPRÉ
J'aime alors à être seul. D'ailleurs, à Paris, tout s'achète, même les soins ; croyez-moi, je vis parce que c'est un devoir… J'ai essayé de tout… charité, amitié, dévouement… les obligés m'ont dégoûté du bienfait, et certains philanthropes de la bienfaisance ; de toutes les duperies, celle du sentiment est la plus odieuse.

DE VERBY
Et la patrie, Monsieur ?

DUPRÉ
Oh ! c'est bien peu de chose, Monsieur, depuis qu'on a inventé l'humanité.

DE VERBY (découragé.)
Ainsi, Monsieur, vous voyez dans Jules Rousseau un jeune enthousiaste ?

DUPRÉ
Non, Monsieur, un problème à résoudre, et grâce à vous, j'y parviendrai. (Mouvement de de Verby.)
Tenez, parlons franchement… je ne vous crois pas étranger à tout ceci.

DE VERBY
Monsieur…

DUPRÉ
Vous pouvez sauver ce jeune homme.

DE VERBY
Moi ! comment ?

DUPRÉ
Par votre témoignage corroboré de celui d'Antoine, qui m'a promis…

DE VERBY
J'ai des raisons pour ne pas paraître…

DUPRÉ
Ainsi… vous êtes de la conspiration.

DE VERBY
Monsieur…

DUPRÉ
Vous avez entraîné ce pauvre enfant.

DE VERBY
Monsieur, ce langage…

DUPRÉ
N'essayez pas de me tromper ! Mais par quels moyens l'avez vous séduit ? Il est riche, il n'a besoin de rien.

DE VERBY
Écoutez, Monsieur… si vous dites un mot…

DUPRÉ
Oh ! ma vie ne sera jamais une considération pour moi !

DE VERBY
Monsieur, vous savez très-bien que Jules s'en tirera, et vous lui feriez perdre, s'il ne se conduisait pas bien, la main de ma nièce, l'héritière du titre de mon frère, le gentilhomme de la chambre.

DUPRÉ
Il est dit que ce jeune homme est encore un calculateur ! Pensez, Monsieur, à ce que je vous propose. Vous avez des amis puissants, et c'est pour vous un devoir !…

DE VERBY
Un devoir ! Monsieur, je ne vous comprends pas.

DUPRÉ
Vous avez su le perdre, et vous ne sauriez le sauver ? (À part.)
Je le tiens.

DE VERBY
Je réfléchirai, Monsieur, à cette affaire.

DUPRÉ
Ne croyez pas pouvoir m'échapper.

DE VERBY
Un général, qui n'a pas craint le danger, ne craint pas un avocat !…

DUPRÉ
Comme vous voudrez !
(De Verby sort. Il se heurte avec Joseph.)

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