Les Serments indiscrets
-
ACTE DEUXIÈME - Scène X

Marivaux

ACTE DEUXIÈME - Scène X


DAMIS, LUCILE.

Damis (d'un air embarrassé.)
Vous n'aimez donc pas le jeu, madame ?

Lucile
Non, monsieur.

Damis
Je me sais bon gré de vous ressembler en cela.

Lucile
Ce n'est là ni une vertu ni un défaut ; mais, monsieur, puisqu'il y a compagnie, que n'y allez-vous ? Elle vous amuserait.

Damis
Je ne suis pas en humeur de chercher des amusements.

Lucile
Mais, est-ce que vous restez avec moi ?

Damis
Si vous me le permettez.

Lucile
Vous n'avez pourtant rien à me dire.

Damis
En ce moment, par exemple, je rêve à notre aventure ; elle est si singulière, qu'elle devrait être unique.

Lucile
Mais je crois qu'elle l'est aussi.

Damis
Non, madame, elle ne l'est point. Il n'y a pas plus de six mois qu'un de mes amis et une personne qu'on voulait qu'il épousât, se sont trouvés tous deux dans le même cas que vous et moi. Avant de se connaître, même résolution de ne point se marier, même convention entre eux, mêmes promesses que moi de la défaire de lui.

Lucile
C'est-à-dire qu'il y manqua ? cela n'est pas rare.

Damis
Non, madame, il les tint ; mais notre cœur se moque de nos résolutions.

Lucile
Assez souvent, à ce qu'on dit.

Damis
La dame en question était très aimable, beaucoup moins que vous pourtant. Voilà toute la différence que je trouve dans cette histoire.

Lucile
Vous êtes bien galant.

Damis
Non, je ne suis qu'historien exact ; au reste, madame, je vous raconte ceci dans la bonne foi, pour nous entretenir et sans aucun dessein.

Lucile
Oh ! je n'en imagine pas davantage ; poursuivez. Qu'arriva-t-il entre la dame et votre ami ?

Damis
Qu'il l'aima.

Lucile
Cela était embarrassant.

Damis
Oui, certes ; car il s'était engagé à se taire aussi bien que moi.

Lucile
Vous m'allez dire qu'il parla ?

Damis
Il n'eut garde à cause de la parole donnée, et il ne vit qu'un parti à prendre, qui est singulier ; ce fut de lui dire, comme je vous disais tout à l'heure, ou je vous aime, ou je ne vous aime pas, et d'ajouter qu'il ne s'enhardirait à dire la vérité que lorsqu'il la verrait elle-même un peu sensible ; je fais un récit, souvenez-vous-en.

Lucile
Je le sais ; mais votre ami était un impertinent, de proposer à une femme de parler la première ; il faudrait être bien affamée d'un cœur pour l'acheter à ce prix-là.

Damis
La dame en question n'en jugea pas comme vous, madame ; il est vrai qu'elle avait du penchant pour lui.

Lucile
Ah ! c'est encore pis. Quel lâche abus de la faiblesse d'un cœur ! C'est dire à une femme : "Veux-tu savoir mon amour ? subis l'opprobre de m'avouer le tien ; déshonore-toi, et je t'instruis. " Quelle épouvantable chose ! et le vilain ami que vous avez là !

Damis
Prenez garde ; cette dame sentit que cette proposition, tout horrible qu'elle vous paraît, ne venait que de son respect et de sa crainte, et que son cœur n'osait se risquer sans la permission du sien ; l'aveu d'un amour qui eût déplu n'eût fait qu'alarmer la dame, et lui faire craindre que mon ami ne hâtât perfidement leur mariage ; elle sentit tout cela.

Lucile
Ah ! n'achevez pas. J'ai pitié d'elle, et je devine le reste. Mais mon inquiétude est de savoir comment s'y prend une femme en pareil cas ; de quel tour peut-elle se servir ? J'oublierais le français, moi, s'il fallait dire je vous aime avant qu'on me l'eût dit.

Damis
Il en agit plus noblement ; elle n'eut pas la peine de parler.

Lucile
Ah ! passe pour cela.

Damis
Il y a des manières qui valent des paroles ; on dit je vous aime avec un regard, et on le dit bien.

Lucile
Non, monsieur, un regard ! c'est encore trop ; je permets qu'on le rende, mais non pas qu'on le donne.

Damis
Pour vous, madame, vous ne rendriez que de l'indignation.

Lucile
Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur ? Est-ce qu'il est question de moi ici ? Je crois que vous vous divertissez à mes dépens. Vous vous amusez, je pense ! vous en avez tout l'air ; en vérité, vous êtes admirable. Adieu, monsieur ; on dit que vous aimez ma sœur : terminez la désagréable situation où je me trouve, en l'épousant ; voilà tout ce que je vous demande.

Damis
Je continuerai de feindre de la servir, madame ; c'est tout ce que je puis vous promettre. (En s'en allant.)
Que de mépris !


Autres textes de Marivaux

L'Île des esclaves

L'Île des esclaves, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, se déroule sur une île utopique où les rapports sociaux sont inversés pour rétablir la justice. L'intrigue débute...

L'Île de la raison

L'Île de la raison, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1727, se déroule sur une île imaginaire gouvernée par la raison et la vérité, où les habitants vivent...

L'Heureux Stratagème

L'Heureux Stratagème, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1733, raconte les manœuvres subtiles de deux amants pour raviver leur amour mis à l'épreuve. La marquise et le chevalier,...

L'Héritier de village

L'Héritier de village, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, raconte les mésaventures d’un jeune homme naïf, Eraste, nouvellement désigné comme héritier d’un riche villageois. L’histoire se déroule...

Les Fausses Confidences

Les Fausses Confidences, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1737, met en scène les stratagèmes de l’amour et les jeux de manipulation pour conquérir un cœur. L’histoire suit...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025