Les Serments indiscrets
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ACTE CINQUIÈME - Scène II

Marivaux

ACTE CINQUIÈME - Scène II


LUCILE, LISETTE.

Lucile
Eh bien ! Lisette, avez-vous vu mon père ?

Lisette
Oui, madame, et, autant qu'il m'a paru, je l'ai laissé très inquiet de vos dispositions ; pour de réponse, M. Ergaste qui est venu le joindre ne lui a pas donné le temps de m'en faire ; il m'a seulement dit qu'il vous parlerait.

Lucile
Fort bien ; cependant les préparatifs du mariage se font toujours.

Lisette
Vous verrez ce qu'il vous dira.

Lucile
Je verrai ! la belle ressource ! Pouvez-vous être de ce sang-froid-là, dans les circonstances où je me trouve ?

Lisette
Moi ! de sang-froid, madame ! Je suis peut-être plus fâchée que vous.

Lucile
Écoutez, vous auriez raison de l'être ; je vous dois l'injure que j'essuie, et j'ai fait une triste épreuve de l'imprudence de vos conseils ; vous n'êtes point méchante ; mais croyez-moi, ne vous attachez jamais à personne ; car vous n'êtes bonne qu'à nuire.

Lisette
Comment donc ! est-ce que vous croyez que je vous porte malheur ?

Lucile
Eh ! pourquoi non ? Est-ce que tout n'est pas plein de gens qui vous ressemblent ? Vous n'avez qu'à voir ce qui m'arrive avec vous.

Lisette
Mais vous n'y songez pas, madame.

Lucile
Oh ! Lisette, vous en direz tout ce qu'il vous plaira ; mais voilà des fatalités qui me passent et qui ne m'appartiennent point du tout.

Lisette
Et de là vous concluez que c'est moi qui vous les procure ? Mais, madame, ne soyez donc point injuste. N'est-ce pas vous qui avez renvoyé Damis ?

Lucile
Oui ; mais qui est-ce qui en est cause ? Depuis que nous sommes ensemble, avez-vous cessé de me parler des douceurs de je ne sais quelle liberté qui n'est que chimère ? Qui est-ce qui m'a conseillé de ne me marier jamais ?

Lisette
L'envie de faire de vos yeux ce qu'il vous plairait, sans en rendre compte à personne.

Lucile
Les serments que j'ai faits, qui est-ce qui les a imaginés ?

Lisette
Que vous importent-ils ? ils ne tombent que sur un homme que vous n'aimez point.

Lucile
Et pourquoi donc vous êtes-vous efforcée de me persuader que je l'aimais ? D'où vient me l'avoir répété si souvent que j'en ai presque douté moi-même ?

Lisette
C'est que je me trompais.

Lucile
Vous vous trompiez ? Je l'aimais ce matin, je ne l'aime pas ce soir ; si je n'en ai pas d'autre garant que vos connaissances, je n'ai qu'à m'y fier, me voilà bien instruite ; cependant, dans la confusion d'idées que tout cela me donne à moi, il arrive, en vérité, que je me perds de vue. Non, je ne suis pas sûre de mon état ; cela n'est-il pas désagréable ?

Lisette
Rassurez-vous, madame ; encore une fois vous ne l'aimez point.

Lucile
Vous verrez qu'elle en saura plus que moi. Eh ! que sais-je si je ne l'aurais pas aimé, si vous m'aviez laissée telle que j'étais, si vos conseils, vos préjugés, vos fausses maximes ne m'avaient pas infecté l'esprit. Est-ce moi qui ai décidé de mon sort ? Chacun a sa façon de penser et de sentir, et apparemment que j'en ai une ; mais je ne dirai pas ce que c'est ; je ne connais que la vôtre. Ce n'est ni ma raison ni mon cœur qui m'ont conduite, c'est vous ; aussi n'ai-je jamais pensé que des impertinences, et voilà ce que c'est ; on croit se déterminer, on croit agir ; on croit suivre ses sentiments, ses lumières, et point du tout ; il se trouve qu'on n'a qu'un esprit d'emprunt et qu'on ne vit que de la folie de ceux qui s'emparent de votre confiance.

Lisette
Je ne sais où j'en suis.

Lucile
Dites-moi ce que c'était à mon âge que l'idée de rester fille ? Qui est-ce qui ne se marie pas ? Qui est-ce qui va s'entêter de la haine d'un état respectable, et que tout le monde prend ? La condition la plus naturelle d'une fille est d'être mariée ; je n'ai pu y renoncer qu'en risquant de désobéir à mon père ; je dépends de lui. D'ailleurs, la vie est pleine d'embarras ; un mari les partage ; on ne saurait avoir trop de secours, c'est un véritable ami qu'on acquiert. Il n'y avait rien de mieux que Damis ; c'est un honnête homme ; j'entrevois qu'il m'aurait plu, cela allait de suite ; mais malheureusement vous êtes au monde, et la destination de votre vie est d'être le fléau de la mienne : le hasard vous place chez moi, et tout est renversé ; je résiste à mon père ; je fais des serments, j'extravague, et ma sœur en profite.

Lisette
Je vous disais tout à l'heure que vous n'aimiez pas Damis ; à présent je suis tentée de croire que vous l'aimez.

Lucile
Eh ! le moyen de s'en être empêchée avec vous ? Eh bien ! oui, je l'aime, mademoiselle ; êtes-vous contente ? Oui, et je suis charmée de l'aimer pour vous mettre dans votre tort et de vous faire taire.

Lisette
Eh ! mort de ma vie, que ne le disiez-vous plus tôt ? Vous nous auriez épargné bien de la peine à tous, et à Damis qui vous aime, et à Frontin et moi qui nous aimons aussi et qui nous désespérions ; mais laissez-moi faire, il n'y a encore rien de gâté.

Lucile
Oui, je l'aime, il n'est que trop vrai, et il ne me manquait plus que le malheur de n'avoir pu le cacher ; mais s'il vous en échappe un mot, vous pouvez renoncer à moi pour la vie.

Lisette
Quoi ! vous ne voulez pas ?…

Lucile
Non, je vous le défends.

Lisette
Mais, madame, ce serait dommage ; il vous adore.

Lucile
Qu'il me le dise lui-même, et je le croirai ; quoi qu'il en soit, il m'a plu.

Lisette
Il le mérite bien, madame.

Lucile
Je n'en sais rien, Lisette ; car, quand j'y songe, notre amour ne fait pas toujours l'éloge de la personne aimée ; il fait bien plus souvent la critique de la personne qui aime ; je ne le sens que trop. Notre vanité et notre coquetterie, voilà les plus grandes sources de nos passions ; voilà d'où les hommes tirent le plus souvent tout ce qu'ils valent. Qui nous ôterait les faiblesses de notre cœur ne leur laisserait guère de qualités estimables. Ce cabinet où j'étais cachée pendant que Damis te parlait, qu'on le retranche de mon aventure, peut-être que je n'aurais point d'amour ; car pourquoi est-ce que j'aime ? Parce qu'on me défiait de plaire, et que j'ai voulu venger mon visage ; n'est-ce pas là une belle origine de tendresse ? Voilà pourtant ce qu'a produit un cabinet de plus dans mon histoire.

Lisette
Eh ! madame, Damis n'a que faire de cette aventure-là pour être aimable ; laissez-moi vous conduire.

Lucile
Vous savez ce que je vous ai défendu, Lisette

Lisette
Je sors, car voilà votre père ; mais vous aurez beau dire, si Damis se voyait forcé d'épouser Phénice, ne vous attendez pas que je reste muette.


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