LISETTE, FRONTIN, un moment seuls, LUCILE.
Frontin (en riant)
Nous lui avons donné là une bonne petite dose d'émulation ; continuons, ma fille ; le feu prend partout, et le mariage s'en ira en fumée. Adieu, je me retire ; voilà ta maîtresse qui accourt ; confirme-la dans ses dégoûts.
(Il s'en va.)
Lucile
Que se passe-t-il donc ici ? Vous parliez bien haut avec ma sœur, et je l'ai vu de loin comme en colère. D'un autre côté, mon père ne me parle point. Qu'avez-vous donc fait ? D'où cela vient-il ?
Lisette
Réjouissez-vous, madame ; nous vous débarrasserons de Damis
Lucile
Fort bien, je gage que ce que vous me dites là me pronostique quelque coup d'étourdie.
Lisette
Ne craignez rien ; vous ne demandez qu'un prétexte légitime pour le refuser, n'est-il pas vrai ? Eh bien ! j'ai travaillé à vous en donner un ; et j'ai si bien fait, que votre sœur est actuellement éprise de lui ; ce qui nous produira quelque chose.
Lucile
Ma sœur actuellement éprise de lui ! Je ne vois pas trop à quoi ce moyen hétéroclite peut m'être bon. Ma sœur éprise ! Et en vertu de quoi le serait-elle ? Et d'où vient qu'il faut qu'elle le soit ?
Lisette
N'est-on pas convenu que Damis ferait la cour à votre sœur ? Si avec cela elle vient à l'aimer, vous pouvez vous retirer sans qu'on ait le mot à vous dire ; je vous défie d'imaginer rien de plus adroit ; écoutez-moi.
Lucile
Supprimez l'éloge de votre adresse ; point de réponse qui aille à côté de ce qu'on vous demande ; vous parlez de Damis, ne le quittez point ; finissons ce sujet-là.
Lisette
J'achève ; Frontin était avec moi ; votre sœur l'a vu, elle est venue lui parler.
Lucile
Damis n'est point encore là, et je l'attends.
Lisette
De quelle humeur êtes-vous donc aujourd'hui, madame ?
Lucile
Bon ! régalez-moi, par-dessus le marché, d'une réflexion sur mon humeur.
Lisette
Donnez-moi donc le temps de vous parler. Frontin, lui a-t-elle dit, votre maître ne s'adresse qu'à moi, quoique destiné à ma sœur, on croit que j'y contribue, cela me déplaît, et je vous charge de l'en instruire.
Lucile
Eh bien ! que m'importe que ma sœur ait une vanité ridicule ? Je la confondrai quand il me plaira.
Lisette
Gardez-vous-en bien. J'en ai senti tout l'avantage pour vous, de cette vanité-là ; je l'ai agacée, je l'ai piquée d'honneur ; mon ton vous aurait réjouie.
Lucile
Point du tout ; je le vois d'ici ; passez.
Lisette
Damis est joli de négliger ma maîtresse ! ai-je dit en riant.
Lucile
Lui, me négliger ! Mais il ne me néglige point. Où avez-vous pris cela ? Il obéit à nos conventions, cela est différent.
Lisette
Je le sais bien ; mais il faut cacher ce secret-là, et j'ai continué sur le même ton. Le parti qu'il prend est comique, ai-je ajouté. Qu'est-ce que c'est que comique ? a repris votre sœur. C'est du divertissant, ai-je dit. Vous plaisantez, Lisette: Je dis mon sentiment, madame. Il est vrai que ma sœur est aimable, mais d'autres le sont aussi. Je ne connais point ces autres-là, madame. Vous me choquez. Je n'y tâche point. Vous êtes une sotte. J'ai de la peine à le croire. Taisez-vous. Je me tais. Là-dessus elle est partie avec des appas révoltés, qui se promettent bien de l'emporter sur les vôtres ; qu'en dites-vous ?
Lucile
Ce que j'en dis ? Que je vous ai mille obligations, que mon affront est complet, que ma sœur triomphe, que j'entends d'ici les airs qu'elle se donne, qu'elle va me croire attaquée de la plus basse jalousie du monde, et qu'on ne saurait être plus humiliée que je le suis.
Lisette
Vous me surprenez ! N'avez-vous pas dit vous-même à Damis de paraître s'attacher à elle ?
Lucile
Vous confondez grossièrement les idées et, dans un petit génie comme le vôtre, cela est à sa place. Damis, en feignant d'aimer ma sœur, me donnait une raison toute naturelle de dire : "Je n'épouse point un homme qui paraît en aimer une autre. " Mais refuser d'épouser un homme, ce n'est pas être jalouse de celle qu'il aime, entendez-vous ? Cela change d'espèce ; et c'est cette distinction-là qui vous passe ; c'est ce qui fait que je suis trahie, que je suis la victime de votre petit esprit, que ma sœur est devenue sotte, et que je ne sais plus où j'en suis. Voilà tout le produit de votre zèle, voilà comme on gâte tout quand on n'a point de tête. À quoi m'exposez-vous ? Il faudra donc que j'humilie ma sœur, à mon tour, avec ses appas révoltés ?
Lisette
Vous ferez ce qu'il vous plaira ; mais j'ai cru que le plus sûr était d'engager votre sœur à aimer Damis, et peut-être Damis à l'aimer, afin que vous eussiez raison d'être fâchée et de le refuser.
Lucile
Quoi ! vous ne sentez pas votre impertinence, dans quelque sens que vous la preniez ? Eh ! pourquoi voulez-vous que ma sœur aime Damis ? Pourquoi travailler à l'entêter d'un homme qui ne l'aimera point ? Vous a-t-on demandé cette perfidie-là contre elle ? Est-ce que je suis assez son ennemie pour cela ? Est-ce qu'elle est la mienne ? Est-ce que je lui veux du mal ? Y a-t-il de cruauté pareille au piège que vous lui tendez ? Vous faites le malheur de sa vie, et elle y tombe ; vous êtes donc méchante ? vous avez donc supposé que je l'étais ? Vous me pénétrez d'une vraie douleur pour elle. Je ne sais s'il ne faudra point l'avertir ; car il n'y a point de jeu dans cette affaire-ci. Damis lui-même sera peut-être forcé de l'épouser malgré lui. C'est perdre deux personnes à la fois ; ce sont deux destinées que je rends funestes ; c'est un reproche éternel à me faire, et je suis désolée.
Lisette
Eh bien ! madame, ne vous alarmez point tant ; allez, consolez-vous ; car je crois que Damis l'aime, et qu'il s'y livre de tout son cœur.
Lucile
Oui-da ! Voilà ce que c'est ; parce que vous ne savez plus que dire, les cœurs à donner ne vous coûtent plus rien ! Vous en faites bon marché, Lisette ! Mais voyons, répondez-moi ; c'est votre conscience que j'interroge. Si Damis avait un parti à prendre, doutez-vous qu'il ne me préférât pas à ma sœur ? Vous avez dû remarquer qu'il avait moins d'éloignement pour moi que pour elle, assurément.
Lisette
Non, je n'ai point fait cette remarque-là.
Lucile
Non ? Vous êtes donc aveugle, impertinente que vous êtes ? Du moins mentez sans me manquer de respect.
Lisette
Ce n'est pas que vous ne valiez mieux qu'elle ; mais tous les jours on laisse le plus pour prendre le moins.
Lucile
Tous les jours ! Vous êtes bien hardie de mettre l'exception à la place de la règle générale.
Lisette
Oh ! il est inutile de tant crier ; je ne m'en mêlerai plus ; accommodez-vous ; ce n'est pas moi qu'on menace de marier, et vous n'avez qu'à dire vos raisons à ceux qui viennent ; défendez-vous à votre fantaisie.
(Elle sort.)
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