Les Serments indiscrets
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ACTE DEUXIÈME - Scène VIII

Marivaux

ACTE DEUXIÈME - Scène VIII


LUCILE, DAMIS.

Damis
Dès demain, si on me raisonne ! Eh bien ! madame, dans ce qui vient de se passer, j'ai fait du mieux que j'ai pu ; j'ai tâché, dans mes réponses, de ménager vos dispositions et la bienséance ; mais que pensez-vous de ce qu'ils disent ?

Lucile
Qu'effectivement ceci commence à devenir difficile.

Damis
Très difficile, au moins.

Lucile
Oui, il en faut convenir, nous aurons de la peine à nous tirer d'affaire.

Damis
Tant de peine, que je ne voudrais pas gager que nous nous en tirions.

Lucile
Comment ferons-nous donc ?

Damis
Ma foi, je n'en sais rien.

Lucile
Vous n'en savez rien, Damis ; voilà qui est à merveille ; mais je vous avertis d'y songer pourtant ; car je ne suis pas obligée d'avoir plus d'imagination que vous.

Damis
Oh ! parbleu, madame, je ne vous en demande pas non plus au-delà de ce que j'en ai ; cela ne serait pas juste.

Lucile
Mais prenez donc garde ; si nous en manquons l'un et l'autre comme il y a toute apparence, je vous prie de me dire où cela nous conduira ?

Damis
Je dirai encore de même, je n'en sais rien, et nous verrons.

Lucile
Le prenez-vous sur ce ton-là, monsieur ? Oh ! j'en dirai bien autant ; je n'en sais rien, et nous verrons.

Damis
Mais oui, madame, nous verrons ; je n'y sache que cela, moi. Que puis-je répondre de mieux ?

Lucile
Quelque chose de plus net, de plus positif, de plus clair ; nous verrons ne signifie rien ; nous verrons qu'on nous mariera, voilà ce que nous verrons ; êtes-vous curieux de voir cela ? Car votre tranquillité m'enchante ; d'où vous vient-elle ? Quoi ? que voulez-vous dire ? Vous fiez-vous à ce que votre père et le mien voient que leur projet ne vous plaît pas ? Vous pourriez vous y tromper.

Damis
Je m'y tromperais sans difficulté ; car ils ne voient point ce que vous dites là.

Lucile
Ils ne le voient point ?

Damis
Non, madame, ils ne sauraient le voir ; cela n'est pas possible ; il y a de certaines figures, de certaines physionomies qu'on ne saurait soupçonner d'être indifférentes. Qui est-ce qui croira que je ne vous aime pas, par exemple ? Personne. Nous avons beau faire, il n'y a pas d'industrie qui puisse le persuader.

Lucile
Cela est vrai, vous verrez que tout le monde est aveugle ! Cependant, monsieur, comme il s'agit ici d'affaires sérieuses, voudriez-vous bien supprimer votre qui est-ce qui croira, qui n'est pas de mon goût, et qui a tout l'air d'une plaisanterie que je ne mérite pas ? Car, que signifient, je vous prie, ces physionomies qu'on ne saurait soupçonner d'être indifférentes ? Eh ! que sont-elles donc ? je vous le demande. De quoi voulez-vous qu'on les soupçonne ? Est-ce qu'il faut absolument qu'on les aime ? Est-ce que j'ai une de ces physionomies-là, moi ? Est-ce qu'on ne saurait s'empêcher de m'aimer quand on me voit ? Vous vous trompez, monsieur, il en faut tout rabattre ; j'ai mille preuves du contraire, et je ne suis point de ce sentiment-là. Tenez, j'en suis aussi peu que vous, qui vous divertissez à faire semblant d'en être, et vous voyez ce que deviennent ces sortes de compliments quand on les presse.

Damis
Il vous est fort aisé de les réduire à rien, parce que je vous laisse dire, et que, moyennant cela, vous en faites ce qui vous plaît ; mais je me tais, madame, je me tais.

Lucile
Je me tais, madame, je me tais. Ne dirait-on pas que vous y entendez finesse, avec votre sérieux ? Qu'est-ce que c'est que ces discours-là, que j'ai la sotte bonté de relever, et qui nous écartent ? Est-ce que vous avez envie de vous dédire ?

Damis
Ne vous ai-je pas dit, madame, qu'il pourrait, dans la conversation, m'échapper des choses qui ne devaient point vous alarmer ? Soyez donc tranquille ; vous avez ma parole, je la tiendrai.

Lucile
Vous y êtes aussi intéressé que moi.

Damis
C'est une autre affaire.

Lucile
Je crois que c'est la même.

Damis
Non, madame, toute différente : car enfin, je pourrais vous aimer.

Lucile
Oui-da ! mais je serais pourtant bien aise de savoir ce qui en est, à vous parler vrai.

Damis
Ah ! c'est ce qui ne se peut pas, madame ; j'ai promis de me taire là-dessus. J'ai de l'amour, ou je n'en ai point ; je n'ai pas juré de n'en point avoir ; mais j'ai juré de ne le point dire en cas que j'en eusse, et d'agir comme s'il n'en était rien. Voilà tous les engagements que vous m'avez fait prendre, et que je dois respecter de peur du reproche. Du reste, je suis parfaitement le maître, et je vous aimerai, s'il me plaît ; ainsi, peut-être que je vous aime, peut-être que je me sacrifie ; et ce sont mes affaires.

Lucile
Mais voilà qui est extrêmement commode ! Voyez avec quelle légèreté monsieur traite cette matière-là ! Je vous aimerai, s'il me plaît ; peut-être que je vous aime ; pas plus de façon que cela ; que je l'approuve ou non, on n'a que faire que je le sache. Il faut donc prendre patience ; mais dans le fond, si vous m'aimiez, avec cet air dégagé que vous avez, vous seriez assurément le plus grand comédien du monde, et ce caractère-là n'est pas des plus honnêtes à porter, entre vous et moi.

Damis
Dans cette occasion-ci, il serait plus fatigant que malhonnête.

Lucile
Quoi qu'il en soit, en voilà assez ; je m'aperçois que ces plaisanteries-là tendent à me dégoûter de la conversation. Vous vous ennuyez, et moi aussi ; séparons-nous ; voyez si mon père et le vôtre ne sont plus dans le jardin, et quittons-nous s'ils ne nous observent plus.

Damis
Eh ! non, madame ; il n'y a qu'un moment que nous sommes ensemble.


ACTE DEUXIÈME - Scène VIII

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