Les Serments indiscrets
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ACTE PREMIER - Scène II

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène II


LUCILE, LISETTE.

Lucile
Ah ! te voilà, Lisette, approche ; je viens d'apprendre que Damis est arrivé hier de Paris, qu'il est actuellement chez son père ; et voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point.

Lisette
Quoi ! cette idée-là vous dure encore ? Non, Madame, je ne ferai point votre message ; Damis est l'époux qu'on vous destine ; vous y avez consenti, tout le monde est d'accord : entre une épouse et vous, il n'y a plus qu'une syllabe de différence, et je ne rendrai point votre lettre ; vous avez promis de vous marier.

Lucile
Oui, par complaisance pour mon père, il est vrai ; mais y songe-t-il ? Qu'est-ce que c'est qu'un mariage comme celui-là ? Ne faudrait-il pas être folle, pour épouser un homme dont le caractère m'est tout à fait inconnu ? D'ailleurs ne sais-tu pas mes sentiments ? Je ne veux point être mariée sitôt et ne le serai peut-être jamais.

Lisette
Vous ? Avec ces yeux-là ? Je vous en défie, Madame.

Lucile
Quel raisonnement ! Est-ce que des yeux décident de quelque chose ?

Lisette
Sans difficulté ; les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie. Par exemple, examinez-vous : vous ne savez pas les difficultés de l'état austère que vous embrassez ; il faut avoir le cœur bien frugal pour le soutenir ; c'est une espèce de solitaire qu'une fille, et votre physionomie n'annonce point de vocation pour cette vie-là.

Lucile
Oh ! ma physionomie ne sait ce qu'elle dit ; je me sens un fonds de délicatesse et de goût qui serait toujours choqué dans le mariage, et je n'y serais pas heureuse.

Lisette
Bagatelle ! Il ne faut que deux ou trois mois de commerce avec un mari pour expédier votre délicatesse ; allez, déchirez votre lettre.

Lucile
Je te dis que mon parti est pris, et je veux que tu la portes. Est-ce que tu crois que je me pique d'être plus indifférente qu'une autre ? Non, je ne me vante point de cela, et j'aurais tort de le faire ; car j'ai l'âme tendre, quoique naturellement vertueuse : voilà pourquoi le mariage serait une très mauvaise condition pour moi. Une âme tendre et douce a des sentiments, elle en demande ; elle a besoin d'être aimée parce qu'elle aime, et une âme de cette espèce-là entre les mains d'un mari n'a jamais son nécessaire.

Lisette
Oh ! dame, ce nécessaire-là est d'une grande dépense, et le cœur d'un mari s'épuise.

Lucile
Je les connais un peu, ces messieurs-là ; je remarque que les hommes ne sont bons qu'en qualité d'amants ; c'est la plus jolie chose du monde que leur cœur, quand l'espérance les tient en haleine ; soumis, respectueux et galants, pour le peu que vous soyez aimable avec eux, votre amour-propre est enchanté ; il est servi délicieusement ; on le rassasie de plaisirs ; folie, fierté, dédain, caprices, impertinences, tout nous réussit, tout est raison, tout est loi ; on règne, on tyrannise, et nos idolâtres sont toujours à genoux. Mais les épousez-vous, la déesse s'humanise-t-elle : leur idolâtrie finit où nos bontés commencent. Dès qu'ils sont heureux, les ingrats ne méritent plus de l'être.

Lisette
Les voilà.

Lucile
Oh ! pour moi, j'y mettrai bon ordre, et le personnage de déesse ne m'ennuiera pas, messieurs, je vous assure. Comment donc ! Toute jeune, et tout aimable que je suis, je n'en aurais pas pour six mois aux yeux d'un mari, et mon visage serait mis au rebut ! De dix-huit ans qu'il a, il sauterait tout d'un coup à cinquante ? Non pas, s'il vous plaît ; ce serait un meurtre ; il ne vieillira qu'avec le temps, et n'enlaidira qu'à force de durer ; je veux qu'il n'appartienne qu'à moi, que personne n'ait que voir à ce que j'en ferai, qu'il ne relève que de moi seule. Si j'étais mariée, ce ne serait plus mon visage ; il serait à mon mari qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d'autres ; j'aimerais autant n'en point avoir. Non, non, Lisette, je n'ai point envie d'être coquette ; mais il y a des moments où le cœur vous en dit, et où l'on est bien aise d'avoir les yeux libres ; ainsi, plus de discussion ; va porter ma lettre à Damis, et se range qui voudra sous le joug du mariage !

Lucile
Ah ! madame, que vous me charmez ! que vous êtes une déesse raisonnable ! Allons ! je ne vous dis plus mot ; ne vous mariez point ; ma divinité subalterne vous approuve et fera de même. Mais de cette lettre que je vais porter, en espérez-vous beaucoup ?

Lucile
Je marque mes dispositions à Damis ; je le prie de les servir ; je lui indique les moyens qu'il faut prendre pour dissuader son père et le mien de nous marier ; et si Damis est aussi galant homme qu'on le dit, je compte l'affaire rompue.


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