ACTE CINQUIÈME - Scène III



(TRIBOULET, SEUL.)

TRIBOULET(seul, l'œil fixé sur le sac.)
Il est là ! – Mort ! – Pourtant je voudrais bien le voir.(Tâtant le sac.)
C'est égal, c'est bien lui. – Je le sens sous ce voile. – Voici ses éperons qui traversent la toile. C'est bien lui.(Se redressant et mettant le pied sur le sac.)
Maintenant, monde, regarde-moi. Ceci c'est un bouffon, et ceci c'est un roi ! – Et quel roi ! le premier de tous ! le roi suprême ! Le voilà sous mes pieds, je le tiens, c'est lui-même. La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul. Qui donc a fait cela ?(Croisant les bras.)
Hé bien ! oui, c'est moi seul. Non, je ne reviens pas d'avoir eu la victoire, Et les peuples demain refuseront d'y croire. Que dira l'avenir ? quel long étonnement, Parmi les nations, d'un tel événement ! Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes ! Une des majestés humaines les plus hautes, Quoi, François de Valois, ce prince au cœur de feu, Rival de Charles-Quint, un roi de France, un dieu, – À l'éternité près, – un gagneur de batailles Dont le pas ébranlait les bases des murailles,(Il tonne de temps en temps.)
L'homme de Marignan, lui qui, toute une nuit, Poussa des bataillons l'un sur l'autre à grand bruit, Et qui, quand le jour vint, les mains de sang trempées, N'avait plus qu'un tronçon de trois grandes épées, Ce roi ! de l'univers par sa gloire étoilé, Dieu ! comme il se sera brusquement en allé ! Emporté tout à coup, dans toute sa puissance, Avec son nom, son bruit, et sa cour qui l'encense, Emporté, comme on fait d'un enfant mal venu, Une nuit qu'il tonnait, par quelqu'un d'inconnu ! Quoi ! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée ! Ce roi qui se levait dans une aube enflammée, Éteint, évanoui, dissipé dans les airs ! Apparu, disparu, – comme un de ces éclairs ! Et peut-être demain, des crieurs inutiles, Montrant des tonnes d'or, s'en iront par les villes, Et crieront au passant, de surprise éperdu : – À qui retrouvera François Premier perdu ! – C'est merveilleux !(Après un silence.)
Ma fille, ô ma pauvre affligée, Le voilà donc puni, te voilà donc vengée ! Oh ! que j'avais besoin de son sang ! un peu d'or, Et je l'ai !(Se penchant avec rage sur le cadavre.)
Scélérat ! peux-tu m'entendre encor ? Ma fille, qui vaut plus que ne vaut ta couronne, Ma fille, qui n'avait fait de mal à personne, Tu me l'as enviée et prise ! tu me l'as Rendue avec la honte, – et le malheur, hélas ! Hé bien ! dis, m'entends-tu ? maintenant, c'est étrange, Oui, c'est moi qui suis là, qui ris et qui me venge ! Parce que je feignais d'avoir tout oublié, Tu t'étais endormi ! – Tu croyais donc, – pitié ! La colère d'un père aisément édentée ! – Oh ! non, dans cette lutte entre nous suscitée, Lutte du faible au fort, le faible est le vainqueur. Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur ! Je te tiens.(Se penchant de plus en plus sur le sac.)
M'entends-tu ? c'est moi, roi gentilhomme, Moi, ce fou, ce bouffon, moi, cette moitié d'homme, Cet animal douteux à qui tu disais : – Chien ! –(Il frappe le cadavre.)
C'est que, quand la vengeance est en nous, vois-tu bien, Dans le cœur le plus mort il n'est plus rien qui dorme, Le plus chétif grandit, le plus vil se transforme, L'esclave tire alors sa haine du fourreau, Et le chat devient tigre, et le bouffon bourreau !(Se relevant à demi.)
Oh ! que je voudrais bien qu'il pût m'entendre encore, Sans pouvoir remuer ! –(Se penchant de nouveau.)
M'entends-tu ? je t'abhorre ! Va voir au fond du fleuve, où tes jours sont finis, Si quelque courant d'eau remonte à Saint-Denis !(Se relevant.)
À l'eau François Premier !
(Il prend le sac par un bout et le traîne au bord de l'eau. Au moment où il le dépose sur le parapet, la porte basse de la maison s'entr'ouvre avec précaution. Maguelonne en sort, regarde autour d'elle avec inquiétude, fait le geste de quelqu'un qui ne voit rien, rentre et reparaît un instant après avec le roi, auquel elle explique par signes qu'il n'y a plus personne là, et qu'il peut s'en aller. Elle rentre en refermant la porte, et le roi traverse le fond du théâtre dans la direction que lui a indiquée Maguelonne. C'est le moment où Triboulet se dispose à pousser le sac dans la Seine.)

TRIBOULET(la main sur le sac.)
Allons !

LE ROI(chantant au fond du théâtre.)
Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie !

TRIBOULET(tressaillant.)
Quelle voix ! quoi ! Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ?
(Il se retourne et prête l'oreille, effaré. Le roi a disparu ; mais on l'entend chanter dans l'éloignement.)

VOIX DU ROI
Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie !

TRIBOULET
Ô malédiction ! ce n'est pas lui que j'ai ! Ils le font évader, quelqu'un l'a protégé, On m'a trompé ! –(Courant à la maison, dont la fenêtre supérieure est seule ouverte.)
Bandit ! La mesurant des yeux comme pour l'escalader. C'est trop haut, la fenêtre !(Revenant au sac avec fureur.)
Mais qui donc m'a-t-il mis à sa place, le traître ? Quel innocent ? – Je tremble…(Touchant le sac.)
Oui, c'est un corps humain !(Il déchire le sac du haut en bas avec son poignard, et y regarde avec anxiété.)
Je n'y vois pas ! – La nuit !(Se retournant, égaré.)
Quoi ! rien dans le chemin ! Rien dans cette maison ! pas un flambeau qui brille !(S'accoudant avec désespoir sur le corps.)
Attendons un éclair.
(Il reste quelques instants l'œil fixé sur le sac entr'ouvert, dont il a tiré Blanche à demi.)

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