ACTE CINQUIÈME - Scène IV



(TRIBOULET, BLANCHE.)

TRIBOULET(Un éclair passe ; il se lève et recule avec un cri frénétique.)
– Ma fille ! Ah ! Dieu ! ma fille ! Ma fille ! Terre et cieux ! c'est ma fille à présent !(Tâtant sa main.)
Dieu ! ma main est mouillée ! à qui donc est ce sang ? – Ma fille ! – Oh ! je m'y perds ! c'est un prodige horrible ! C'est une vision ! Oh ! non, c'est impossible, Elle est partie, elle est en route pour Évreux.(Tombant à genoux près du corps, les yeux au ciel.)
Ô mon Dieu ! n'est-ce pas que c'est un rêve affreux, Que vous avez gardé ma fille sous votre aile, Et que ce n'est pas elle, ô mon Dieu ?(Un second éclair passe et jette une vive lumière sur le visage pâle et les yeux fermés de Blanche.)
Si ! c'est elle ! C'est bien elle !(Se jetant sur le corps avec des sanglots.)
Ma fille ! enfant, réponds-moi, dis, Ils t'ont assassinée ! oh ! réponds ! oh ! bandits ! Personne ici, grand Dieu ! que l'horrible famille ! Parle-moi ! parle-moi ! ma fille ! ô ciel ! ma fille !

BLANCHE(comme ranimée aux cris de son père, entr'ouvrant la paupière et d'une voix éteinte.)
Qui m'appelle ?

TRIBOULET(éperdu.)
Elle parle ! elle remue un peu ! Son cœur bat, son œil s'ouvre, elle est vivante, ô Dieu !

BLANCHE(Elle se relève à demi ; elle est en chemise, et tout ensanglantée, les cheveux épars. Le bas du corps, qui est resté vêtu, est caché dans le sac.)
Où suis-je ?

TRIBOULET(la soulevant dans ses bras.)
Mon enfant, mon seul bien sur la terre, Reconnais-tu ma voix ? m'entends-tu, dis ?

BLANCHE
Mon père !…

TRIBOULET
Blanche, que t'a-t-on fait ? quel mystère infernal ? – Je crains en te touchant de te faire du mal. Je n'y vois pas. Ma fille, as-tu quelque blessure ? Conduis ma main.

BLANCHE(d'une voix entrecoupée.)
Le fer a touché, – j'en suis sûre, – – Le cœur, – je l'ai senti… –

TRIBOULET
Ce coup, qui l'a frappé ?

BLANCHE
Ah ! tout est de ma faute, – et je vous ai trompé. – Je l'aimais trop, – je meurs – pour lui.

TRIBOULET
Sort implacable ! Prise dans ma vengeance ! Oh ! c'est Dieu qui m'accable ! Comment donc ont-ils fait ? Ma fille, explique-toi. Dis !

BLANCHE(mourante.)
Ne me faites pas parler.

TRIBOULET(la couvrant de baisers.)
Pardonne-moi. Mais, sans savoir comment, te perdre ! Oh ! ton front penche !

BLANCHE(faisant un effort pour se retourner.)
Oh !… de l'autre côté !… J'étouffe !

TRIBOULET(la soulevant avec angoisse.)
Blanche ! Blanche ! Ne meurs pas !…(Se retournant, désespéré.)
Au secours ! quelqu'un ! personne ici ! Est-ce qu'on va laisser mourir ma fille ainsi ? – Ah ! la cloche du bac est là, sur la muraille. Ma pauvre enfant, peux-tu m'attendre un peu que j'aille Chercher de l'eau, sonner pour qu'on vienne ? un instant !(Blanche fait signe que c'est inutile.)
Non, tu ne le veux pas ! – Il le faudrait pourtant !(Appelant sans la quitter.)
Quelqu'un !(Silence partout. La maison demeure impassible dans l'ombre.)
Cette maison, grand Dieu, c'est une tombe !(Blanche agonise.)
Oh ! ne meurs pas ! enfant, mon trésor, ma colombe, Blanche ! si tu t'en vas, moi, je n'aurai plus rien. Ne meurs pas, je t'en prie !

BLANCHE
Oh !

TRIBOULET
Mon bras n'est pas bien, N'est-ce pas, il te gêne ! – Attends, que je me place Autrement. – Es-tu mieux comme cela ? – Par grâce, Tâche de respirer jusqu'à ce que quelqu'un Vienne nous assister ! – Aucun secours ! Aucun !

BLANCHE(d'une voix éteinte et avec effort.)
Pardonnez-lui, mon père… Adieu !
(Sa tête retombe.)

TRIBOULET(s'arrachant les cheveux.)
Blanche !… Elle expire !(Il court à la cloche du bac et la secoue avec fureur.)
À l'aide ! au meurtre ! au feu !(Revenant à Blanche.)
Tâche encor de me dire Un mot ! un seulement ! parle-moi, par pitié !(Essayant de la relever.)
Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié ? Seize ans ! non, c'est trop jeune ! oh ! non, tu n'es pas morte ! Blanche, as-tu pu quitter ton père de la sorte ! Est-ce qu'il ne doit plus t'entendre ? ô Dieu ! pourquoi ?(Entrent des gens du peuple, accourant au bruit avec des flambeaux.)
Le ciel fut sans pitié de te donner à moi ! Que ne t'a-t-il reprise au moins, ô pauvre femme, Avant de me montrer la beauté de ton âme ! Pourquoi m'a-t-il laissé connaître mon trésor ? Que n'es-tu morte, hélas ! toute petite encor, Le jour où des enfants en jouant te blessèrent ! Mon enfant ! mon enfant !

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