ACTE DEUXIÈME - Scène V



(LES GENTILSHOMMES, PUIS TRIBOULET, PUIS BLANCHE.Blanche reparaît par la porte du premier étage sur la terrasse. Elle tient à la main un flambeau qui éclaire son visage.)

BLANCHE(sur la terrasse.)
Gaucher Mahiet ! nom de celui que j'aime, Grave-toi dans mon cœur !

MONSIEUR DE PIENNE(aux gentilshommes.)
Messieurs, c'est elle-même !

MONSIEUR DE PARDAILLAN
Voyons !

MONSIEUR DE GORDES(dédaigneusement.)
Quelque beauté bourgeoise !(À Monsieur de Pienne.)
Je te plains Si tu fais ton régal de femmes de vilains !
(En ce moment Blanche se retourne, de façon que les gentilshommes peuvent la voir.)

MONSIEUR DE PIENNE(à Monsieur de Gordes.)
Comment la trouves-tu ?

MAROT
La vilaine est jolie !

MONSIEUR DE GORDES
C'est une fée ! un ange ! une grâce accomplie !

MONSIEUR DE PARDAILLAN
Quoi ! c'est là la maîtresse à messer Triboulet ! Le sournois !

MONSIEUR DE GORDES
Le faquin !

MAROT
La plus belle au plus laid. C'est juste. – Jupiter aime à croiser les races.
(Blanche rentre chez elle. On ne voit plus qu'une lumière à la fenêtre.)

MONSIEUR DE PIENNE
Messieurs, ne perdons pas notre temps en grimaces. Nous avons résolu de punir Triboulet. Or, nous sommes ici, tous, à l'heure qu'il est, Avec notre rancune, et, de plus, une échelle. Escaladons le mur et volons-lui sa belle ; Portons la dame au Louvre, et que sa Majesté À son lever demain trouve cette beauté.

MONSIEUR DE COSSÉ
Le Roi mettra la main dessus, que je suppose.

MAROT
Le diable à sa façon débrouillera la chose !

MONSIEUR DE PIENNE
Bien dit. À l'œuvre !

MONSIEUR DE GORDES
Au fait, c'est un morceau de roi.
(Entre Triboulet.)

TRIBOULET(rêveur, au fond du théâtre.)
Je reviens… à quoi bon ? Ah ! je ne sais pourquoi !

MONSIEUR DE COSSÉ(aux gentilshommes.)
Çà, trouvez-vous si bien, messieurs, que, brune et blonde, Notre roi prenne ainsi la femme à tout le monde ? Je voudrais bien savoir ce que le roi dirait Si quelqu'un usurpait la reine.

TRIBOULET(avançant de quelques pas.)
Oh ! mon secret ! – Ce vieillard m'a maudit ! – Quelque chose me trouble !(La nuit est si épaisse qu'il ne voit pas Monsieur de Gordes près de lui et qu'il le heurte en passant.)
Qui va là ?

MONSIEUR DE GORDES(revenant effaré, bas aux gentilshommes.)
Triboulet, messieurs !

MONSIEUR DE COSSÉ(bas.)
Victoire double ! Tuons le traître !

MONSIEUR DE PIENNE
Oh ! non.

MONSIEUR DE COSSÉ
Il est dans notre main.

MONSIEUR DE PIENNE
Eh ! nous ne l'aurions plus pour en rire demain !

MONSIEUR DE GORDES
Oui, si nous le tuons, le tour n'est plus si drôle.

MONSIEUR DE COSSÉ
Mais il va nous gêner.

MAROT
Laissez-moi la parole. Je vais arranger tout.

TRIBOULET(qui est resté dans son coin aux aguets et l'oreille tendue.)
On s'est parlé tout bas.

MAROT(approchant.)
Triboulet !

TRIBOULET(d'une voix terrible.)
Qui va là ?

MAROT
Là ! ne nous mange pas. C'est moi.

TRIBOULET
Qui, toi ?

MAROT
Marot.

TRIBOULET
Ah ! la nuit est si noire !

MAROT
Oui, le diable s'est fait du ciel une écritoire.

TRIBOULET
Dans quel but ?…

MAROT
Nous venons, ne l'as-tu pas pensé ? Enlever pour le roi madame de Cossé.

TRIBOULET(respirant.)
Ah !… – très bien !

MONSIEUR DE COSSÉ(à part.)
Je voudrais lui rompre quelque membre !

TRIBOULET(à Marot.)
Mais comment ferez-vous pour entrer dans sa chambre ?

MAROT(bas à Monsieur de Cossé.)
Donnez-moi votre clé.(Monsieur de Cossé lui passe la clef, qu'il transmet à Triboulet.)
Tiens, touche cette clé. Y sens-tu le blason de Cossé ciselé ?

TRIBOULET(palpant la clef.)
Les trois feuilles de scie, oui.(À part.)
Mon Dieu, suis-je bête !(Montrant le mur à gauche.)
Voilà l'hôtel Cossé. Que diable avais-je en tête ?(À Marot en lui rendant la clef,)
Vous enlevez sa femme au gros Cossé ? j'en suis !

MAROT
Nous sommes tous masqués.

TRIBOULET
Eh bien ! un masque !(Marot lui met un masque et ajoute au masque un bandeau, qu'il lui attache sur les yeux et sur les oreilles.)
Et puis ?

MAROT
Tu nous tiendras l'échelle.
(Les gentilshommes appliquent l'échelle au mur de la terrasse. Marot y conduit Triboulet, auquel illa fait tenir.)

TRIBOULET(les mains sur l'échelle.)
Hum ! êtes-vous en nombre ? Je ne vois plus du tout.

MAROT
C'est que la nuit est sombre.(Aux autres en riant.)
Vous pouvez crier haut et marcher d'un pas lourd. Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd.
(Les gentilshommes montent l'échelle, enfoncent la porte du premier étage sur la terrasse, et pénètrent dans la maison. Un moment après, l'un d'eux reparaît dans la cour, dont il ouvre la porte en dedans ; puis le groupe tout entier arrive à son tour dans la cour et franchit la porte, emportant Blanche, demi-nue et bâillonnée, qui se débat.)

BLANCHE(échevelée, dans l'éloignement.)
Mon père, à mon secours ! ô mon père !

VOIX DES GENTILSHOMMES(dans l'éloignement.)
Victoire !
(Ils disparaissent avec Blanche.)

TRIBOULET(resté seul au bas de l'échelle.)
Çà, me font-ils ici faire mon purgatoire ? – Ont-ils bientôt fini ? quelle dérision !(Il lâche l'échelle, porte la main à son masque et rencontre le bandeau.)
J'ai les yeux bandés !(Il arrache son bandeau et son masque. À la lumière de la lanterne sourde qui a été oubliée à terre,il y voit quelque chose de blanc ; il le ramasse et reconnaît le voile de sa fille : il se retourne ; l'échelle est appliquée au mur de sa terrasse, la porte de sa maison est ouverte ; il y entre comme un furieux, et reparaît un moment après traînant dame Bérarde bâillonnée et demi-vêtue. Il la regarde avec stupeur, puis il s'arrache les cheveux en poussant quelques cris inarticulés. Enfin la voix lui revient.)
Oh ! la malédiction !
(Il tombe évanoui.)

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