ACTE DEUXIÈME - Scène II



(L'HOMME DISPARU, TRIBOULET OUVRE DOUCEMENT LA PETITE PORTE PRATIQUÉE DANS LE MUR DE LA COUR; IL REGARDE AU DEHORS AVEC PRÉCAUTION, PUIS IL TIRE LA CLEF DE LA SERRURE ET REFERME SOIGNEUSEMENT LA PORTE EN DEDANS;IL FAIT QUELQUES PAS DANS LA COUR D'UN AIR SOUCIEUX ET PRÉOCCUPÉ.)

TRIBOULET(seul.)
Ce vieillard m'a maudit… – Pendant qu'il me parlait, Pendant qu'il me criait : – Oh ! sois maudit, valet ! – Je raillais sa douleur. – Oh ! oui, j'étais infâme, Je riais, mais j'avais l'épouvante dans l'âme. –(Il va s'asseoir sur le petit banc près de la table de pierre.)
Maudit !(Profondément rêveur et la main sur son front.)
Ah ! la nature et les hommes m'ont fait Bien méchant, bien cruel et bien lâche, en effet. Ô rage ! être bouffon ! ô rage ! être difforme ! Toujours cette pensée ! et, qu'on veille ou qu'on dorme, Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour, Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour ! Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire Que rire ! – Quel excès d'opprobre et de misère ! Quoi ! ce qu'ont les soldats ramassés en troupeau Autour de ce haillon qu'ils appellent drapeau, Ce qui reste, après tout, au mendiant d'Espagne, À l'esclave en Tunis, au forçat dans son bagne, À tout homme ici-bas qui respire et se meut, Le droit de ne pas rire et de pleurer s'il veut, Je ne l'ai pas ! – Ô Dieu ! triste et l'humeur mauvaise, Pris dans un corps mal fait où je suis mal à l'aise, Tout rempli de dégoût de ma difformité, Jaloux de toute force et de toute beauté, Entouré de splendeurs qui me rendent plus sombre, Parfois, farouche et seul, si je cherche un peu l'ombre, Si je veux recueillir et calmer un moment Mon âme qui sanglote et pleure amèrement, Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître, Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d'être, À force de bonheur oubliant le tombeau, Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau, Me pousse avec le pied dans l'ombre où je soupire, Et me dit en bâillant : Bouffon, fais-moi donc rire ! – Ô pauvre fou de cour ! – C'est un homme après tout ! – Eh bien ! la passion qui dans son âme bout, La rancune, l'orgueil, la colère hautaine, L'envie et la fureur dont sa poitrine est pleine, Le calcul éternel de quelque affreux dessein, Tous ces noirs sentiments qui lui rongent le sein, Sur un signe du maître, en lui-même il les broie, Et, pour quiconque en veut, il en fait de la joie ! – Abjection ! s'il marche, ou se lève, ou s'assied, Toujours il sent le fil qui lui tire le pied. – Mépris de toute part ! – Tout homme l'humilie. Ou bien c'est une reine, une femme jolie, Demi-nue et charmante, et dont il voudrait bien, Qui le laisse jouer sur son lit, comme un chien ! Aussi, mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilhommes, Hun ! comme il vous hait bien ! quels ennemis nous sommes ! Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains ! Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains ! Il est le noir démon qui conseille le maître. Vos fortunes, messieurs, n'ont plus le temps de naître, Et, sitôt qu'il a pu dans ses ongles saisir Quelque belle existence, il l'effeuille à plaisir ! – Vous l'avez fait méchant ! – Ô douleur ! est-ce vivre ? Mêler du fiel au vin dont un autre s'enivre. Si quelque bon instinct germe en soi, l'effacer, Étourdir de grelots l'esprit qui veut penser, Traverser chaque jour, comme un mauvais génie, Des fêtes qui pour vous ne sont qu'une ironie, Démolir le bonheur des heureux, par ennui, N'avoir d'ambition qu'aux ruines d'autrui, Et contre tous, partout où le hasard vous pose, Porter toujours en soi, mêler à toute chose, Et garder, et cacher sous un rire moqueur Un fond de vieille haine extravasée au cœur ! Oh ! je suis malheureux ! –(Se levant du banc de pierre où il est assis.)
Mais ici que m'importe ? Suis-je pas un autre homme en passant cette porte ? Oublions un instant le monde dont je sors. Ici je ne dois rien apporter du dehors.(Retombant dans sa rêverie.)
— Ce vieillard m'a maudit ! — Pourquoi cette pensée Revient-elle toujours lorsque je l'ai chassée ? Pourvu qu'il aille rien m'arriver ?(Haussant les épaules)
Suis-je fou ?
(Il va à la porte de la maison et frappe. Elle s'ouvre. Une jeune fille, vêtue de blanc, en sort, et se jette joyeusement dans ses bras.)

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