ACTE PREMIER - Scène III



(MONSIEUR DE GORDES, MONSIEUR DE PARDAILLAN, JEUNE PAGE BLOND; MONSIEUR DE VIC, MAÎTRE CLÉMENT MAROT,EN HABIT DE VALET DE CHAMBRE DU ROI; PUIS MONSIEUR DE PIENNE, UN OU DEUX GENTILHOMMES. DE TEMPS EN TEMPS MONSIEUR DE COSSÉ, QUI SE PROMÈNE D'UN AIR RÊVEUR ET TRÈS-SÉRIEUX.)

MAROT(saluant Monsieur de Gordes.)
Que savez-vous ce soir ?

MONSIEUR DE GORDES
Rien ; que la fête est belle, Que le roi s'amuse.

MAROT
Ah ! c'est une nouvelle ! Le Roi s'amuse ? Ah ! diable !

MONSIEUR DE COSSÉ(qui passe derrière eux.)
Et c'est très malheureux ; Car un roi qui s'amuse est un roi dangereux.
(Il passe outre.)

MONSIEUR DE GORDES
Ce pauvre gros Cossé me met la mort dans l'âme.

MAROT(bas.)
Il paraît que le roi serre de près sa femme ?
(Monsieur de Gordes lui fait un signe affirmatif. Entre Monsieur de Pienne.)

MONSIEUR DE GORDES
Eh ! voilà ce cher duc !
(Ils se saluent.)

MONSIEUR DE PIENNE(d'un air mystérieux.)
Mes amis ! du nouveau ! Une chose à brouiller le plus sage cerveau ! Une chose admirable ! une chose risible ! Une chose amoureuse ! une chose impossible !

MONSIEUR DE GORDES
Quoi donc ?

MONSIEUR DE PIENNE(Il les ramasse en groupe autour de lui.)
Chut !(À Marot, qui est allé causer avec d'autres dans un coin.)
Venez çà, maître Clément Marot !

MAROT(approchant.)
Que me veut monseigneur ?

MONSIEUR DE PIENNE
Vous êtes un grand sot.

MAROT
Je ne me croyais grand en aucune manière.

MONSIEUR DE PIENNE
J'ai lu dans votre écrit du siège de Peschière Ces vers sur Triboulet ? "Fou de tête écorné, Aussi sage à trente ans que le jour qu'il est né… –" Vous êtes un grand sot !

MAROT
Que Cupido me damne Si je vous comprends !

MONSIEUR DE PIENNE
Soit !(À Monsieur de Gordes.)
Monsieur de Simiane,(À Monsieur de Pardaillan.)
Monsieur de Pardaillan,(Monsieur de Gordes, Monsieur de Pardaillan, Marot et Monsieur de Cossé, qui est venu se joindreau groupe, font cercle autour du duc.)
devinez, s'il vous plaît. Une chose inouïe arrive à Triboulet.

MONSIEUR DE PARDAILLAN
Il est devenu droit ?

MONSIEUR DE COSSÉ
On l'a fait connétable ?

MAROT
On l'a servi tout cuit par hasard sur la table ?

MONSIEUR DE PIENNE
Non. C'est plus drôle. Il a… – Devinez ce qu'il a. – C'est incroyable !

MONSIEUR DE GORDES
Un duel avec Gargantua !

MONSIEUR DE PIENNE
Point.

MONSIEUR DE PARDAILLAN
Un singe plus laid que lui ?

MONSIEUR DE PIENNE
Non pas.

MAROT
Sa poche Pleine d'écus ?

MONSIEUR DE COSSÉ
L'emploi du chien du tourne-broche ?

MAROT
Un rendez-vous avec la Vierge au Paradis ?

MONSIEUR DE GORDES
Une âme, par hasard ?

MONSIEUR DE PIENNE
Je vous le donne en dix !

TRIBOULET (LE BOUFFON TRIBOULET LE DIFFORME)
Cherchez bien ce qu'il a… – quelque chose d'énorme !

MAROT
Sa bosse ?

MONSIEUR DE PIENNE
Non, il a… – Je vous le donne en cent ! Une maîtresse !
(Tous éclatent de rire.)

MAROT
Ah ! ah ! le duc est fort plaisant.

MONSIEUR DE PARDAILLAN
Le bon conte !

MONSIEUR DE PIENNE
Messieurs, j'en jure sur mon âme, Et je vous ferai voir la porte de la dame. Il y va tous les soirs, vêtu d'un manteau brun, L'air sombre et furieux, comme un poète à jeun. Je lui veux faire un tour. Rôdant à la nuit close, Près de l'hôtel Cossé, j'ai découvert la chose. Gardez-moi le secret.

MAROT
Quel sujet de rondeau ! Quoi ! Triboulet la nuit se change en Cupido !

MONSIEUR DE PARDAILLAN(riant.)
Une femme à messer Triboulet

MONSIEUR DE GORDES(riant.)
Une selle Sur un cheval de bois !

MAROT
( RIANT)
Je crois que la donzelle, Si quelque autre Bedfort débarquait à Calais, Aurait tout ce qu'il faut pour chasser les Anglais !
(Tous rient. Survient Monsieur de Vic. Monsieur de Pienne met son doigt sur sa bouche.)

MONSIEUR DE PIENNE
Chut !

MONSIEUR DE PARDAILLAN(à Monsieur de Pienne.)
D'où vient que le roi sort aussi vers la brune, Tous les jours et tout seul, comme cherchant fortune ?

MONSIEUR DE PIENNE
Vic nous dira cela.

MONSIEUR DE VIC
Ce que je sais d'abord, C'est que Sa Majesté paraît s'amuser fort.

MONSIEUR DE COSSÉ
Ah ! ne m'en parlez pas !

MONSIEUR DE VIC
Mais que je me soucie De quel côté le vent pousse sa fantaisie, Pourquoi le soir il sort, dans sa cape d'hiver, Méconnaissable en tout de vêtements et d'air, Si de quelque fenêtre il se fait une porte, N'étant pas marié, mes amis, que m'importe !

MONSIEUR DE COSSÉ(hochant la tête.)
Un roi, – les vieux seigneurs, messieurs, savent cela, – Prend toujours chez quelqu'un tout le plaisir qu'il a. Gare à quiconque a sœur, femme ou fille à séduire ! Un puissant en gaité ne peut songer qu'à nuire. Il est bien des sujets de craindre là dedans. D'une bouche qui rit on voit toutes les dents.

MONSIEUR DE VIC(bas aux autres.)
Comme il a peur du roi !

MONSIEUR DE PARDAILLAN
Sa femme fort charmante En a moins peur que lui.

MAROT
C'est ce qui l'épouvante.

MONSIEUR DE GORDES
Cossé, vous avez tort. Il est très important De maintenir le roi gai, prodigue et content.

MONSIEUR DE PIENNE(à Monsieur de Gordes.)
Je suis de ton avis, comte ! un roi qui s'ennuie, C'est une jeune fille en noir, c'est un été de pluie.

MONSIEUR DE PARDAILLAN
C'est un amour sans duel.

MONSIEUR DE VIC
C'est un flacon plein d'eau.

MAROT(bas.)
Le Roi revient avec Triboulet-Cupido.
(Entrent le roi et Triboulet. Les courtisans s'écartent avec respect.)

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