ACTE PREMIER - SCÈNE IV



Zopire, Omar, Phanor, suite.

Zopire
Eh bien ! Après six ans tu revois ta patrie,
que ton bras défendit, que ton coeur a trahie.
Ces murs sont encor pleins de tes premiers exploits.
Déserteur de nos dieux, déserteur de nos lois,
persécuteur nouveau de cette cité sainte,
d'où vient que ton audace en profane l'enceinte ?
Ministre d'un brigand qu'on dût exterminer,
parle : que me veux-tu ?

Omar
Je veux te pardonner.
Le prophète d'un dieu, par pitié pour ton âge,
pour tes malheurs passés, surtout pour ton courage,
te présente une main qui pourrait t'écraser ;
et j'apporte la paix qu'il daigne proposer.

Zopire
Un vil séditieux prétend avec audace
nous accorder la paix, et non demander grâce !
Souffrirez-vous, grands dieux ! qu'au gré de ses forfaits
Mahomet nous ravisse ou nous rende la paix ?
Et vous, qui vous chargez des volontés d'un traître,
ne rougissez-vous point de servir un tel maître ?
Ne l'avez-vous pas vu, sans honneur et sans biens,
ramper au dernier rang des derniers citoyens ?
Qu'alors il était loin de tant de renommée !

Omar
à tes viles grandeurs ton âme accoutumée
juge ainsi du mérite, et pèse les humains
au poids que la fortune avait mis dans tes mains.
Ne sais-tu pas encore, homme faible et superbe,
que l'insecte insensible enseveli sous l'herbe,
et l'aigle impérieux qui plane au haut du ciel,
rentrent dans le néant aux yeux de l'éternel ?
Les mortels sont égaux ; ce n'est point la naissance,
c'est la seule vertu qui fait leur différence.
Il est de ces esprits favorisés des cieux,
qui sont tout par eux-mêmes, et rien par leurs aïeux.
Tel est l'homme, en un mot, que j'ai choisi pour maître ;
lui seul dans l'univers a mérité de l'être ;
tout mortel à sa loi doit un jour obéir,
et j'ai donné l'exemple aux siècles à venir.

Zopire
Je te connais, Omar : en vain ta politique
vient m'étaler ici ce tableau fanatique ;
en vain tu peux ailleurs éblouir les esprits ;
ce que ton peuple adore excite mes mépris.
Bannis toute imposture, et d'un coup d'oeil plus sage
regarde ce prophète à qui tu rends hommage ;
vois l'homme en Mahomet ; conçois par quel degré
tu fais monter aux cieux ton fantôme adoré.
Enthousiaste ou fourbe, il faut cesser de l'être ;
sers-toi de ta raison, juge avec moi ton maître ;
tu verras de chameaux un grossier conducteur,
chez sa première épouse insolent imposteur,
qui, sous le vain appât d'un songe ridicule,
des plus vils des humains tente la foi crédule ;
comme un séditieux à mes pieds amené,
par quarante vieillards à l'exil condamné ;
trop léger châtiment qui l'enhardit au crime.
De caverne en caverne il fuit avec Fatime.
Ses disciples errants de cités en déserts,
proscrits, persécutés, bannis, chargés de fers,
promènent leur fureur, qu'ils appellent divine ;
de leurs venins bientôt ils infectent Médine.
Toi-même alors, toi-même, écoutant la raison,
tu voulus dans sa source arrêter le poison.
Je te vis plus heureux, et plus juste, et plus brave,
attaquer le tyran dont je te vois l'esclave.
S'il est un vrai prophète, osas-tu le punir ?
S'il est un imposteur, oses-tu le servir ?

Omar
Je voulus le punir quand mon peu de lumière
méconnut ce grand homme entré dans la carrière ;
mais enfin, quand j'ai vu que Mahomet est né
pour changer l'univers à ses pieds consterné ;
quand mes yeux, éclairés du feu de son génie,
le virent s'élever dans sa course infinie ;
éloquent, intrépide, admirable en tout lieu,
agir, parler, punir, ou pardonner en dieu ;
j'associai ma vie à ses travaux immenses ;
des trônes, des autels en sont les récompenses.
Je fus, je te l'avoue, aveugle comme toi.
Ouvre les yeux, Zopire, et change ainsi que moi ;
et, sans plus me vanter les fureurs de ton zèle,
ta persécution si vaine et si cruelle,
nos frères gémissants, notre dieu blasphémé,
tombe aux pieds d'un héros par toi-même opprimé.
Viens baiser cette main qui porte le tonnerre.
Tu me vois après lui le premier de la terre ;
le poste qui te reste est encore assez beau
pour fléchir noblement sous ce maître nouveau.
Vois ce que nous étions, et vois ce que nous sommes.
Le peuple, aveugle et faible, est né pour les grands hommes,
pour admirer, pour croire, et pour nous obéir.
Viens régner avec nous, si tu crains de servir ;
partage nos grandeurs au lieu de t'y soustraire ;
et, las de l'imiter, fais trembler le vulgaire.

Zopire
Ce n'est qu'à Mahomet, à ses pareils, à toi,
que je prétends, Omar, inspirer quelque effroi.
Tu veux que du sénat le shérif infidèle
encense un imposteur, et couronne un rebelle !
Je ne te nierai point que ce fier séducteur
n'ait beaucoup de prudence et beaucoup de valeur ;
je connais comme toi les talents de ton maître ;
s'il était vertueux, c'est un héros peut-être ;
mais ce héros, Omar, est un traître, un cruel,
et de tous les tyrans c'est le plus criminel.
Cesse de m'annoncer sa trompeuse clémence ;
le grand art qu'il possède est l'art de la vengeance.
Dans le cours de la guerre un funeste destin
le priva de son fils que fit périr ma main.
Mon bras perça le fils, ma voix bannit le père ;
ma haine est inflexible, ainsi que sa colère ;
pour rentrer dans la Mecque, il doit m'exterminer,
et le juste aux méchants ne doit point pardonner.

Omar
Eh bien ! Pour te montrer que Mahomet pardonne,
pour te faire embrasser l'exemple qu'il te donne,
partage avec lui-même, et donne à tes tribus
les dépouilles des rois que nous avons vaincus.
Mets un prix à la paix, mets un prix à Palmire ;
nos trésors sont à toi.

Zopire
Tu penses me séduire,
me vendre ici ma honte, et marchander la paix
par ses trésors honteux, le prix de ses forfaits ?
Tu veux que sous ses lois Palmire se remette ?
Elle a trop de vertus pour être sa sujette ;
et je veux l'arracher aux tyrans imposteurs,
qui renversent les lois et corrompent les moeurs.

Omar
Tu me parles toujours comme un juge implacable,
qui sur son tribunal intimide un coupable.
Pense et parle en ministre ; agis, traite avec moi
comme avec l'envoyé d'un grand homme et d'un roi.

Zopire
Qui l'a fait roi ? Qui l'a couronné ?

Omar
La victoire.
Ménage sa puissance, et respecte sa gloire.
Aux noms de conquérant et de triomphateur,
il veut joindre le nom de pacificateur,
son armée est encore aux bords du Saïbare ;
des murs où je suis né le siège se prépare ;
sauvons, si tu m'en crois, le sang qui va couler ;
Mahomet veut ici te voir et te parler.

Zopire
Lui ? Mahomet ?

Omar
Lui-même ; il t'en conjure.

Zopire
Traître !
Si de ces lieux sacrés j'étais l'unique maître,
c'est en te punissant que j'aurais répondu.

Omar
Zopire, j'ai pitié de ta fausse vertu.
Mais puisqu'un vil sénat insolemment partage
de ton gouvernement le fragile avantage,
puisqu'il règne avec toi, je cours m'y présenter.

Zopire
Je t'y suis ; nous verrons qui l'on doit écouter.
Je défendrai mes lois, mes dieux, et ma patrie.
Viens-y contre ma voix prêter ta voix impie
au dieu persécuteur, effroi du genre humain,
qu'un fourbe ose annoncer les armes à la main.
(à Phanor.)
toi, viens m'aider, Phanor, à repousser un traître ;
le souffrir parmi nous, et l'épargner, c'est l'être.
Renversons ses desseins, confondons son orgueil ;
préparons son supplice, ou creusons mon cercueil.
Je vais, si le sénat m'écoute et me seconde,
délivrer d'un tyran ma patrie et le monde.

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