Scène VI
(MONSIEUR ORGON, PASQUIN)
PASQUIN (, considérant Monsieur Orgon, qui de loin l'observe.)
J'ôterais mon chapeau à cet homme-là, si je ne m'en empêchais pas, tant il ressemble au père de mon maître. (Orgon se rapproche.)
Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-même. (Allant après Orgon.)
Monsieur, Monsieur Orgon !
MONSIEUR ORGON
Tu as donc bien de la peine à me reconnaître, faquin ?
PASQUIN (, les premiers mots à part.)
Ce début-là m'inquiète… Monsieur… comme vous êtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-même… tandis que l'original était en province.
MONSIEUR ORGON
Eh ! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie.
PASQUIN
Monsieur, j'ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste ; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'à votre ordinaire.
MONSIEUR ORGON
Il est vrai que j'ai fort sujet d'être content de ce qui se passe.
PASQUIN
Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous ; mais vous savez donc nos aventures ?
MONSIEUR ORGON
Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous êtes ici, et il y en a autant que j'y suis ; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y êtes ; c'est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu'une partie de l'argent destiné à l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste ; on m'a appris qu'il a joué, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissé mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer ; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j'ai dit qu'on l'amusât pour me donner le temps de venir te parler.
PASQUIN
Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute.
MONSIEUR ORGON
Ne devais-tu pas parler à Damon, et tâcher de le détourner de son extravagance ? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l'emploi !
PASQUIN
Ah ! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites ! Ce jardin-ci m'en est témoin, il m'a vu pleurer, Monsieur : mes larmes apparemment ne sont pas touchantes ; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n'est pas digne de vos bontés.
MONSIEUR ORGON
Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas à toi à les lui donner.
PASQUIN
Hélas ! Monsieur, il ne les mérite pas non plus ; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colère et pour ma justification : mais la vérité est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a joué que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur.
MONSIEUR ORGON
Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu.
PASQUIN
Eh ! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie ; il y bâille, même en y gagnant : vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh ! cet enfant-là a pour vous un amour qui n'est pas croyable.
MONSIEUR ORGON
Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui ; je voulais achever de le connaître : il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente ; c'est ce qui décidera de son caractère : ce sera un peu d'argent qu'il m'en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige.
PASQUIN
Oh ! voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m'a juré qu'il ne jouerait plus qu'une fois.
MONSIEUR ORGON
Comment donc ! il veut jouer encore ?
PASQUIN
Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime ; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu ; il n'y a rien de si tendre ; et ce que je vous dis là est exactement vrai.
MONSIEUR ORGON
Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer ?
PASQUIN
Ce soir même, pendant le bal qu'on doit donner ici, et où se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste.
MONSIEUR ORGON
C'est donc pour ce beau projet qu'il est allé chez le banquier ?
PASQUIN
Oui, Monsieur.
MONSIEUR ORGON
Le Chevalier et lui seront-ils masqués ?
PASQUIN
Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal où ils l'étaient tous deux ; mon maître a même encore son domino vert qu'il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au même hôtel, a aussi gardé le sien qui est jaune.
MONSIEUR ORGON
Tâche de savoir cela bien précisément, et viens m'en informer tantôt à ce café attenant l'hôtel, où tu me trouveras ; j'y serai sur les six heures du soir.
PASQUIN
Et moi, vous m'y verrez à six heures frappantes.
MONSIEUR ORGON (, tirant une lettre de sa poche.)
Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste ; mais ce n'est pas là tout : on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mère ; est-ce qu'il l'aime ?
PASQUIN
Ma foi, Monsieur, vous êtes bien servi ; sans doute qu'on vous aura parlé aussi de ma tendresse… n'est-il pas vrai ?
MONSIEUR ORGON
Passons, il n'est pas question de toi.
PASQUIN
C'est que nos déesses sont camarades.
MONSIEUR ORGON
N'est-ce pas la fille de Madame Dorville ?
PASQUIN
Oui, celle de mon maître.
MONSIEUR ORGON
Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu'il ne la voit pas chez elle.
PASQUIN
Il l'avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour ; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies ?
MONSIEUR ORGON
Beaucoup.
PASQUIN (, enchanté et caressant Monsieur Orgon.)
Ah, que vous êtes charmant ! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause ; il ne tiendra qu'à vous de faire notre fortune.
MONSIEUR ORGON
C'est à quoi je pense. Constance et Damon doivent être mariés ensemble.
PASQUIN (, enchanté.)
Cela est adorable !
MONSIEUR ORGON
Sois discret, au moins.
PASQUIN
Autant qu'amoureux.
MONSIEUR ORGON
Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive.
PASQUIN (, quand Orgon s'en va.)
C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine !
MONSIEUR ORGON (, se retournant.)
Tais-toi.