ACTE III - Scène première



(Martian, Pulchérie)

Martian
Je veux bien l'avouer, Madame, car mon cœur
A de la peine encore à vous nommer ma sœur,
Quand, malgré ma fortune à vos pieds abaissée,
J'osais jusques à vous élever ma pensée,
Plus plein d'étonnement que de timidité,
J'interrogeais ce cœur sur sa témérité,
Et dans ses mouvements, pour secrète réponse,
Je sentais quelque chose au-dessus de Léonce,
Dont, malgré ma raison, l'impérieux effort
Emportait mes désirs au-delà de mon sort.

Pulchérie
Moi-même assez souvent j'ai senti dans mon âme
Ma naissance en secret me reprocher ma flamme.
Mais quoi ! L'impératrice, à qui je dois le jour,
Avait innocemment fait naître cet amour :
J'approchais de quinze ans, alors qu'empoisonnée
Pour avoir contredit mon indigne hyménée,
Elle mêla ces mots à ses derniers soupirs :
"Le tyran veut surprendre ou forcer vos désirs,
Ma fille, et sa fureur à son fils vous destine,
Mais prenez un époux des mains de Léontine ;
Elle garde un trésor qui vous sera bien cher."
Cet ordre en sa faveur me sut si bien toucher
Qu'au lieu de la haïr d'avoir livré mon frère,
J'en tins le bruit pour faux, elle me devint chère,
Et confondant ces mots de trésor et d'époux,
Je crus les bien entendre, expliquant tout de vous.
J'opposais de la sorte à ma fière naissance
Les favorables lois de mon obéissance,
Et je m'imputais même à trop de vanité
De trouver entre nous quelque inégalité.
La race de Léonce étant patricienne,
L'éclat de vos vertus l'égalait à la mienne,
Et je me laissais dire en mes douces erreurs :
"C'est de pareils héros qu'on fait les empereurs ;
Tu peux bien sans rougir aimer un grand courage
À qui le monde entier peut rendre un juste hommage."
J'écoutais sans dédain ce qui m'autorisait :
L'amour pensait le dire, et le sang le disait,
Et de ma passion la flatteuse imposture
S'emparait dans mon cœur des droits de la nature.

Martian
Ah ! Ma sœur, puisque enfin mon destin éclairci
Veut que je m'accoutume à vous nommer ainsi,
Qu'aisément l'amitié jusqu'à l'amour nous mène !
C'est un penchant si doux qu'on y tombe sans peine,
Mais quand il faut changer l'amour en amitié,
Que l'âme qui s'y force est digne de pitié,
Et qu'on doit plaindre un cœur qui, n'osant s'en défendre,
Se laisse déchirer avant que de se rendre !
Ainsi donc la nature à l'espoir le plus doux
Fait succéder l'horreur, et l'horreur d'être à vous !
Ce que je suis m'arrache à ce que j'aimais d'être !
Ah ! S'il m'était permis de ne pas me connaître,
Qu'un si charmant abus serait à préférer
À l'âpre vérité qui vient de m'éclairer !

Pulchérie
J'eus pour vous trop d'amour pour ignorer ses forces.
Je sais quelle amertume aigrit de tels divorces,
Et la haine à mon gré les fait plus doucement
Que quand il faut aimer, mais aimer autrement.
J'ai senti comme vous une douleur bien vive
En brisant les beaux fers qui me tenaient captive,
Mais j'en condamnerais le plus doux souvenir,
S'il avait à mon cœur coûté plus d'un soupir.
Ce grand coup m'a surprise, et ne m'a point troublée :
Mon âme l'a reçu sans être accablée,
Et comme tous mes feux n'avaient rien que de saint,
L'honneur les alluma, le devoir les éteint ;
Je ne vois plus d'amant où je rencontre un frère ;
L'un ne peut me toucher, ni l'autre me déplaire ;
Et je tiendrai toujours mon bonheur infini,
Si les miens sont vengés, et le tyran puni.
Vous, que va sur le trône élever la naissance,
Régnez sur votre cœur avant que sur Byzance,
Et, domptant comme moi ce dangereux mutin,
Commencez à répondre à ce noble destin.

Martian
Ah ! Vous fûtes toujours l'illustre Pulchérie,
En fille d'empereur dès le berceau nourrie,
Et ce grand nom sans peine a pu vous enseigner
Comment dessus vous-même il vous fallait régner,
Mais pour moi, qui, caché sous une autre aventure,
D'une âme plus commune ai pris quelque teinture,
Il n'est pas merveilleux si ce que je me crus
Mêle un peu de Léonce au cœur d'Héraclius.
À mes confus regrets soyez donc moins sévère :
C'est Léonce qui parle, et non pas votre frère ;
Mais si l'un parle mal, l'autre va bien agir,
Et l'un ni l'autre enfin ne vous fera rougir.
Je vais des conjurés embrasser l'entreprise,
Puisqu'une âme si haute à frapper m'autorise,
Et tiens que, pour répandre un si coupable sang,
L'assassinat est noble et digne de mon rang.
Pourrai-je cependant vous faire une prière ?

Pulchérie
Prenez sur Pulchérie une puissance entière.

Martian
Puisqu'un amant si cher ne peut plus être à vous,
Ni vous mettre l'empire en la main d'un époux,
Epousez Martian comme un autre moi-même :
Ne pouvant être à moi, soyez à ce que j'aime.

Pulchérie
Ne pouvant être à vous, je pourrais justement
Vouloir n'être à personne, et fuir tout autre amant,
Mais on pourrait nommer cette fermeté d'âme
Un reste mal éteint d'incestueuse flamme.
Afin donc qu'à ce choix j'ose toute accorder,
Soyez mon empereur pour me le commander.
Martian vaut beaucoup, sa personne m'est chère,
Mais purgez sa vertu des crimes de son père,
Et donnez à mes feux pour légitime objet
Dans le fils du tyran votre premier sujet.

Martian
Vous le voyez, j'y cours. Mais enfin s'il arrive
Que l'issue en devienne ou funeste ou tardive,
Votre perte est jurée, et d'ailleurs nos amis
Au tyran immolé voudront joindre ce fils.
Sauvez d'un tel péril et sa vie et la vôtre ;
Par cet heureux hymen conservez l'un et l'autre,
Garantissez ma sœur des fureurs de Phocas,
Et mon ami de suivre un tel père au trépas.
Faites qu'en ce grand jour la troupe d'Exupère
Dans un sang odieux respecte mon beau-frère,
Et donnez au tyran, qui n'en pourra jouir,
Quelques moments de joie afin de l'éblouir.

Pulchérie
Mais durant ces moments, unie à sa famille,
Il deviendra mon père, et je serai sa fille,
Je lui devrai respect, amour, fidélité,
Ma haine n'aura plus d'impétuosité,
Et tous mes vœux pour vous seront mols et timides
Quand mes vœux contre lui seront des parricides.
Outre que le succès est encore à douter,
Que l'on peut vous trahir, qu'il peut vous résister,
Si vous y succombez, pourrai-je me dédire
D'avoir porté chez lui les titres de l'empire ?
Ah ! Combien ces moments, de quoi vous me flattez,
Alors pour mon supplice auraient d'éternités !
Votre haine voit peu l'erreur de sa tendresse :
Comme elle vient de naître, elle n'est que faiblesse ;
La mienne a plus de force, et les yeux mieux ouverts,
Et, se dût avec moi perdre tout l'univers,
Jamais un seul moment, quoi que l'on puisse faire,
Le tyran n'aura droit de me traiter de père.
Je ne refuse au fils ni mon cœur ni ma foi :
Vous l'aimez, je l'estime, il est digne de moi ;
Tout son crime est un père à qui le sang l'attache ;
Quand il n'en aura plus, il n'aura plus de tache,
Et cette mort, propice à former ces beaux nœuds,
Purifiant l'objet, justifiera mes feux.
Allez donc préparer cette heureuse journée,
Et du sang du tyran signez cet hyménée.
Mais quel mauvais démon devers nous le conduit ?

Martian
Je suis trahi, Madame, Exupère le suit.

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