ACTE V - Scène III



(Phocas, Héraclius, Martian, Pulchérie, Gardes)

Phocas
Eh bien ! Se rendra-t-il, Madame ?

Pulchérie
Quelque effort que je fasse à lire dans son âme,
Je n'en vois que l'effet que je m'étais promis:
Je trouve trop d'un frère, et vous trop peu d'un fils.

Phocas
Ainsi le ciel vous veut enrichir de ma perte.

Pulchérie
Il tient en ma faveur leur naissance couverte;
Ce frère qu'il me rend serait déjà perdu,
Si dedans votre sang il ne l'eût confondu.

Phocas (, à Pulchérie.)
Cette confusion peut perdre l'un et l'autre:
En faveur de mon sang je ferai grâce au vôtre,
Mais je veux le connaître, et ce n'est qu'à ce prix
Qu'en lui donnant la vie il me rendra mon fils.
(à Héraclius.)
Pour la dernière fois, ingrat, je t'en conjure,
Car enfin c'est vers toi que penche la nature
Et je n'ai point pour lui ces doux empressements
Qui d'un cœur paternel font les vrais mouvements.
Ce cœur s'attache à toi par d'invincibles charmes.
En crois-tu mes soupirs ? En croiras-tu mes larmes ?
Songe avec quel amour mes soins t'ont élevé,
Avec quelle valeur son bras t'a conservé ;
Tu nous dois à tous deux.

Héraclius
Et pour reconnaissance
Je vous rends votre fils, je lui rends sa naissance.

Phocas
Tu me l'ôtes, cruel, et le laisses mourir.

Héraclius
Je meurs pour vous le rendre, et pour le secourir.

Phocas
C'est me l'ôter assez que ne vouloir plus l'être.

Héraclius
C'est vous le rendre assez que le faire connaître.

Phocas
C'est me l'ôter assez que me le supposer.

Héraclius
C'est vous le rendre assez que vous désabuser.

Phocas
Laisse-moi mon erreur, puisqu'elle m'est si chère.
Je t'adopte pour fils, accepte-moi pour père,
Fais vivre Héraclius sous l'un ou l'autre sort;
Pour moi, pour toi, pour lui, fais-toi ce peu d'effort.

Héraclius
Ah ! C'en est trop enfin, et ma gloire blessée
Dépouille un vieux respect où je l'avais forcée.
De quelle ignominie osez-vous me flatter ?
Toutes les fois, tyran, qu'on se laisse adopter,
On veut une maison illustre autant qu'amie,
On cherche de la gloire, et non de l'infamie,
Et ce serait un monstre horrible à vos Etats
Que le fils de Maurice adopté par Phocas.

Phocas
Va, cesse d'espérer la mort que tu mérites:
Ce n'est que contre lui, lâche, que tu m'irrites ;
Tu te veux rendre en vain indigne de ce rang;
Je m'en prends à la cause, et j'épargne mon sang.
Puisque ton amitié de ma foi se défie
Jusqu'à prendre son nom pour lui sauver la vie,
Soldats, sans plus tarder, qu'on l'immole à ses yeux.
Et sois après sa mort mon fils, si tu le veux.

Héraclius
Perfides, arrêtez !

Martian
Ah ! que voulez-vous faire,
Prince ?

Héraclius
Sauver le fils de la fureur du père.

Martian
Conservez-lui ce fils qu'il ne cherche qu'en vous,
Ne troublez point un sort qui lui semble si doux.
C'est avec assez d'heur qu'Héraclius expire,
Puisque c'est en vos mains que tombe son empire.
Le ciel daigne bénit votre sceptre et vos jours !

Phocas
C'est trop perdre de temps à souffrir ces discours.
Dépêche, Octavian.

Héraclius
N'attente rien, barbare !
Je suis…

Phocas
Avoue enfin.

Héraclius
Je tremble, je m'égare,
Et mon cœur…

Phocas (, à Héraclius.)
Tu pourras à loisir y penser.
(à Octavian.)
Frappe.

Héraclius
Arrête : je suis… Puis-je le prononcer ?

Phocas
Achève, ou…

Héraclius
Je suis donc, s'il faut que le die,
Ce qu'il faut que je sois pour lui sauver la vie.
Oui, je lui dois assez, Seigneur, quoi qu'il en soit,
Pour vous payer pour lui de l'amour qu'il vous doit,
Et je vous le promets entier, ferme, sincère,
Et tel qu'Héraclius l'aurait pour son vrai père.
J'accepte en sa faveur ses parents pour les miens.
Mais sachez que vos jours me répondront des siens :
Vous me serez garant des hasards de la guerre,
Des ennemis secrets, de l'éclat du tonnerre,
Et de quelque façon que le courroux des cieux
Me prive d'un ami qui m'est si précieux,
Je vengerai sur vous, et fussiez-vous mon père,
Ce qu'aura fait sur lui leur injuste colère.

Phocas
Ne crains rien : de tous deux je ferai mon appui ;
L'amour qu'il a pour toi m'assure trop de lui ;
Mon cœur pâme de joie, et mon âme n'aspire
Qu'à vous associer l'un à l'autre l'empire.
J'ai retrouvé mon fils ! Mais sois-le tout à fait,
Et donne-m'en pour marque un véritable effet ;
Ne laisse plus de place à la supercherie :
Pour achever ma joie, épouse Pulchérie.

Héraclius
Seigneur, elle est ma sœur.

Phocas
Tu n'es donc point mon fils,
Puisque si lâchement déjà tu t'en dédis ?

Pulchérie
Qui te donne, tyran, une attente si vaine ?
Quoi ! Son consentement étoufferait ma haine !
Pour l'avoir étonné tu m'aurais fait changer !
J'aurai pour cette honte un cœur assez léger !
Je pourrai épouser ou ton fils ou mon frère !

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