ACTE premier - Scène première



(Phocas, Crispe)

Phocas
Crispe, il n'est que trop vrai, la plus belle couronne
N'a que de faux brillants dont l'éclat l'environne,
Et celui dont le ciel pour un sceptre fait choix,
Jusqu'à ce qu'il le porte, en ignore le poids.
Mille et mille douceurs y semblent attachées,
Qui ne sont qu'un amas d'amertumes cachées.
Qui croit les posséder les sent s'évanouir
Et la peur de les perdre empêche d'en jouir ;
Surtout, qui, comme moi, d'une obscure naissance
Monte par la révolte à la toute-puissance,
Qui, de simple soldat à l'empire élevé,
Ne l'a que par le crime acquis et conservé ;
Autant que sa fureur s'est immolé de têtes,
Autant dessus la sienne il croit voir de tempêtes,
Et comme il n'a semé qu'épouvante et qu'horreur,
Il n'en recueille enfin que trouble et que terreur
J'en ai semé beaucoup, et depuis quatre lustres
Mon trône n'est fondé que sur des morts illustres,
Et j'ai mis au tombeau, pour régner sans effroi,
Tout ce que j'en ai vu de plus digne que moi.
Mais le sang répandu de l'empereur Maurice,
Ses cinq fils, à ses yeux envoyés au supplice,
En vain en ont été les premiers fondements,
Si pour m'ôter ce trône ils servent d'instruments :
On en fait revivre un au bout de vingt années ;
Byzance ouvre, dis-tu, l'oreille à ces menées,
Et le peuple, amoureux de tout ce qui me nuit,
D'une croyance avide embrasse ce faux bruit,
Impatient déjà de se laisser séduire
Au premier imposteur armé pour me détruire,
Qui, s'osant revêtir de ce fantôme aimé,
Voudra servir d'idole à son zèle charmé.
Mais sais-tu sous quel nom ce fâcheux bruit s'excite ?

Crispe
Il nomme Héraclius celui qu'il ressuscite.

Phocas
Quiconque en est l'auteur devait mieux l'inventer.
Le nom d'Héraclius doit peu m'épouvanter ;
Sa mort est trop certaine, et fut trop remarquable
Pour craindre un grand effet d'une si vaine fable ;
Il n'avait que six mois, et, lui perçant le flanc,
On en fit dégoutter plus de lait que de sang.
Et ce prodige affreux, dont je tremblai dans l'âme,
Fut aussitôt suivi de la mort de ma femme.
Il me souvient encor qu'il fut deux jours caché
Et que sans Léontine on l'eût longtemps cherché :
Il fut livré par elle, à qui, pour récompense,
Je donnai de mon fils à gouverner l'enfance
Du jeune Martian, qui, d'âge presque égal,
Etait resté sans mère en ce moment fatal.
Juge par là combien ce conte est ridicule.

Crispe
Tout ridicule, il plaît, et le peuple est crédule.
Mais avant qu'à ce conte il se laisse emporter,
Il vous est trop aisé de le faire avorter :
Quand vous fîtes périr Maurice et sa famille,
Il vous en plut, seigneur, réserver une fille,
Et résoudre dès lors qu'elle aurait pour époux
Ce prince destiné pour régner après vous.
Le peuple en sa personne aime encore et révère
Et son père Maurice et son aïeul Tibère,
Et vous verra sans trouble en occuper le rang
S'il voit tomber leur sceptre au reste de leur sang.
Non, il ne courra plus après l'ombre du frère
S'il voit monter la sœur sur le trône du père.
Mais pressez cet hymen : le prince aux champs de Mars,
Chaque jour, chaque instant, s'offre à mille hasards,
Et n'eût été Léonce, en la dernière guerre,
Ce dessein avec lui serait tombé par terre,
Puisque, sans la valeur de ce jeune guerrier,
Martian demeurait ou mort ou prisonnier.
Avant que d'y périr, s'il faut qu'il y périsse,
Qu'il vous laisse un neveu qui le soit de Maurice,
Et qui, réunissant l'une et l'autre maison,
Tire chez vous l'amour qu'on garde pour son nom.

Phocas
Hélas ! De quoi me sert ce dessein salutaire,
Si pour en voir l'effet tout me devient contraire ?
Pulchérie et mon fils ne se montrent d'accord
Qu'à fuir cet hyménée à l'égal de la mort,
Et les aversions entre eux deux mutuelles
Les font d'intelligence à se montrer rebelles.
La princesse surtout frémit à mon aspect,
Et, quoiqu'elle étudie un peu de faux respect,
Le souvenir des siens, l'orgueil de sa naissance,
L'emporte à tous moments à braver ma puissance.
Sa mère, que longtemps je voulus épargner,
Et qu'en vain par douceur j'espérai de gagner,
L'a de la sorte instruite ; et ce que je vois suivre
Me punit bien du trop que je la laissai vivre.

Crispe
Il faut agir de force avec de tels esprits,
Seigneur, et qui les flatte endurcit leurs mépris ;
La violence est juste où la douceur est vaine.

Phocas
C'est par là qu'aujourd'hui je veux dompter sa haine.
Je l'ai mandée exprès, non plus pour la flatter,
Mais pour prendre mon ordre et pour l'exécuter.

Crispe
Elle entre.

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