ACTE II - Scène II



(Héraclius, Léontine, Eudoxe)

Héraclius
Madame, il n'est plus temps de taire
D'un si profond secret le dangereux mystère.
Le tyran, alarmé du bruit qui le surprend,
Rend ma crainte trop juste, et le péril trop grand ;
Non que de ma naissance il fasse conjecture,
Au contraire, il prend tout pour grossière imposture,
Et me connaît si peu, que, pour la renverser,
À l'hymen qu'il souhaite il prétend me forcer.
Il m'oppose à mon nom qui le vient de surprendre :
Je suis fils de Maurice, il m'en veut faire gendre,
Et s'acquérir les droits d'un prince si chéri
En me donnant moi-même à ma sœur pour mari !
En vain nous résistons à son impatience,
Elle par haine aveugle, et moi par connaissance ;
Lui, qui ne conçoit rien de l'obstacle éternel
Qu'oppose la nature à ce nœud criminel,
Menace Pulchérie, au refus obstinée,
Lui propose à demain la mort ou l'hyménée.
J'ai fait pour le fléchir un inutile effort :
Pour éviter l'inceste, elle n'a que la mort.
Jugez s'il n'est pas temps de montrer qui nous sommes,
De cesser d'être fils du plus méchant des hommes,
D'immoler mon tyran aux périls de ma sœur,
Et de rendre à mon père un juste successeur.

Léontine
Puisque vous ne craignez que sa mort ou l'inceste,
Je rends grâce, Seigneur, à la bonté céleste
De ce qu'en ce grand bruit le sort nous est si doux
Que nous n'avons encor rien à craindre pour vous.
Votre courage seul nous donne lieu de craindre :
Modérez-en l'ardeur, daignez vous y contraindre,
Et puisqu'aucun soupçon ne dit rien à Phocas,
Soyez encor son fils, et ne vous montrez pas.
De quoi que ce tyran menace Pulchérie,
J'aurai trop de moyens d'arrêter sa furie,
De rompre cet hymen ou de le retarder,
Pourvu que vous veuillez ne vous point hasarder.
Répondez-moi de vous et je vous réponds d'elle.

Héraclius
Jamais l'occasion ne s'offrira si belle.
Vous voyez un grand peuple à demi révolté,
Sans qu'on sache l'auteur de cette nouveauté.
Il semble que de Dieu la main appesantie,
Se faisant du tyran l'effroyable partie,
Veuille avancer par là son juste châtiment ;
Que, par un si grand bruit, semé confusément,
Il dispose les cœurs à prendre un nouveau maître,
Et presse Héraclius de se faire connaître.
C'est à nous de répondre à ce qu'il en prétend :
Montrons Héraclius au peuple qui l'attend,
Evitons le hasard qu'un imposteur l'abuse,
Et qu'après s'être armé d'un nom que je refuse,
De mon trône, à Phocas sous ce titre arraché,
Il puisse me punir de m'être trop caché.
Il ne sera pas temps, Madame, de lui dire
Qu'il me rende mon nom, ma naissance et l'empire,
Quand il se prévaudra de ce nom déjà pris
Pour me joindre au tyran dont je passe pour fils.

Léontine
Sans vous donner pour chef à cette populace,
Je romprai bien encor ce coup, s'il vous menace.
Mais gardons jusqu'au bout ce secret important ;
Fiez-vous plus à moi qu'à ce peuple inconstant :
Ce que j'ai fait pour vous depuis votre naissance
Semble digne, Seigneur, de cette confiance.
Je ne laisserai point mon ouvrage imparfait,
Et bientôt mes desseins auront leur plein effet.
Je punirai Phocas, je vengerai Maurice,
Mais aucun n'aura part à ce grand sacrifice :
J'en veux toute la gloire, et vous me la devez ;
Vous régnerez par moi, si par moi vous vivez.
Laissez entre mes mains mûrir vos destinées,
Et ne hasardez point le fruit de vingt années.

Eudoxe
Seigneur, si votre amour peut écouter mes pleurs,
Ne vous exposez point au dernier des malheurs.
La mort de ce tyran, quoique trop légitime,
Aura dedans vos mains l'image d'un grand crime :
Le peuple pour miracle osera maintenir
Que le ciel par son fils l'aura voulu punir,
Et sa haine obstinée après cette chimère
Vous croira parricide en vengeant votre père ;
La vérité n'aura ni le nom ni l'effet
Que d'un adroit mensonge à couvrir ce forfait,
Et d'une telle erreur l'ombre sera trop noire
Pour ne pas obscurcir l'éclat de votre gloire.
Je sais bien que l'ardeur de venger vos parents…

Héraclius
Vous en êtes aussi, Madame, et je me rends.
Je n'examine rien, et n'ai pas la puissance
De combattre l'amour et la reconnaissance.
Le secret est à vous, et je serais ingrat
Si, sans votre congé, j'osais en faire éclat,
Puisque, sans votre aveu, toute mon aventure
Passerait pour un songe ou pour une imposture.
Je dirai plus : l'empire est plus à vous qu'à moi,
Puisqu'à Léonce mort tout entier je le dois.
C'est le prix de son sang, c'est pour y satisfaire
Que je rends à la sœur ce que je tiens du frère.
Non que, pour m'acquitter par cette élection,
Mon devoir ait forcé mon inclination :
Il présenta mon cœur aux yeux qui le charmèrent,
Il prépara mon âme aux feux qu'ils allumèrent,
Et ces yeux tout divins, par un soudain pouvoir,
Achevèrent sur moi l'effet de ce devoir.
Oui, mon cœur, chère Eudoxe, à ce trône n'aspire
Que pour vous voir bientôt maîtresse de l'empire.
Je ne me suis voulu jeter dans le hasard
Que par la seule soif de vous en faire part :
C'était là tout mon but. Pour éviter l'inceste,
Je n'ai qu'à m'éloigner de ce climat funeste,
Mais si je me dérobe au rang qui vous est dû,
Ce sera par moi seul que vous l'aurez perdu ;
Seul je vous ôterai ce que je vous dois rendre.
Disposez des moyens et du temps de le prendre.
Quand vous voudrez régner, faites-m'en possesseur,
Mais, comme enfin j'ai lieu de craindre pour ma sœur,
Tirez-la dans ce jour de ce péril extrême,
Ou demain je ne prends conseil que de moi-même.

Léontine
Reposez-vous sur moi, Seigneur, de tout son sort,
Et n'en appréhendez ni l'hymen ni la mort.

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