ACTE II - Scène V



(Martian, Léontine, Exupère, Eudoxe)

Martian
Madame, dois-je croire un billet de Maurice ?
Voyez si c'est sa main, ou s'il est contrefait,
Dites s'il me détrompe, ou m'abuse en effet,
Si je suis votre fils, ou s'il était mon père ;
Vous en devez connaître encor le caractère.

Léontine (, lit le billet.)
Billet de Maurice
"Léontine a trompé Phocas,
Et, livrant pour mon fils un des siens au trépas,
Dérobe à sa fureur l'héritier de l'empire.
Ô vous qui me restez de fidèles sujets,
Honorez son grand zèle, appuyez ses projets !
Sous le nom de Léonce Héraclius respire."
"MAURICE."
(Elle rend le billet à Exupère, qui le lui a donné, et continue.)
Seigneur, il vous dit vrai : vous étiez en mes mains
Quand on ouvrit Byzance au pire des humains.
Maurice m'honora de cette confiance ;
Mon zèle y répondit par delà sa croyance.
Le voyant prisonnier, et ses quatre autres fils,
Je cachai quelques jours ce qu'il m'avait commis,
Mais enfin, toute prête à me voir découverte,
Ce zèle sur mon sang détourna votre perte :
J'allai, pour vous sauver, vous offrir à Phocas,
Mais j'offris votre nom, et ne vous donnai pas ;
La généreuse ardeur de sujette fidèle
Me rendit pour mon prince à moi-même cruelle ;
Mon fils fut, pour mourir, le fils de l'empereur.
J'éblouis le tyran, je trompai sa fureur :
Léonce, au lieu de vous, lui servit de victime.
(Elle fait un soupir.)
Ah ! Pardonnez, de grâce : il m'échappe sans crime.
J'ai pris pour vous sa vie, et lui rends un soupir ;
Ce n'est pas trop, Seigneur, pour un tel souvenir.
À cet illustre effort, par mon devoir réduite,
J'ai dompté la nature, et ne l'ai pas détruite.
Phocas, ravi de joie à cette illusion,
Me combla de faveurs avec profusion
Et nous fit de sa main cette haute fortune
Dont il n'est pas besoin que je vous importune.
Voilà ce que mes soins vous laissaient ignorer,
Et j'attendais, Seigneur, à vous le déclarer,
Que, par vos grands exploits, votre rare vaillance
Pût faire à l'univers croire votre naissance,
Et qu'une occasion pareille à ce grand bruit
Nous pût de son aveu promettre quelque fruit,
Car, comme j'ignorais que notre grand monarque
En eût pu rien savoir, ou laisser quelque marque,
Je doutai qu'un secret, n'étant su que de moi,
Sous un tyran si craint pût trouver quelque foi.

Exupère
Comme sa cruauté, pour mieux gêner Maurice,
Le forçait de ses fils à voir le sacrifice,
Ce prince vit l'échange, et l'allait empêcher.
Mais l'acier des bourreaux fut plus prompt à trancher :
La mort de votre fils arrêta cette envie,
Et prévint d'un moment le refus de sa vie.
Maurice, à quelque espoir se laissant lors flatter,
S'en ouvrit à Félix, qui vint le visiter,
Et trouva les moyens de lui donner ce gage
Qui vous en pût un jour rendre un plein témoignage.
Félix est mort, Madame, et naguère en mourant
Il remit ce dépôt à son plus cher parent,
Et, m'ayant tout conté : "Tiens, dit-il, Exupère,
Sers ton prince, et venge ton père."
Armé d'un tel secret, Seigneur, j'ai voulu voir
Combien parmi le peuple il aurait de pouvoir :
J'ai fait semer ce bruit sans vous faire connaître,
Et, voyant tous les cœurs vous souhaiter pour maître,
J'ai ligué du tyran les secrets ennemis,
Mais sans leur découvrir plus qu'il ne m'est permis.
Ils aiment votre nom, sans savoir davantage,
Et cette seule joie anime leur courage,
Sans qu'autres que les deux qui vous parlaient là-bas
De tout ce qu'elle a fait sachent plus que Phocas.
Vous venez de savoir ce que vous vouliez d'elle ;
C'est à vous de répondre à son généreux zèle.
Le peuple est mutiné, nos amis assemblés,
Le tyran effrayé, ses confidents troublés.
Donnez l'aveu au prince à sa mort qu'on apprête,
Et ne dédaignez pas d'ordonner de sa tête.

Martian
Surpris des nouveautés d'un tel événement,
Je demeure à vos yeux muet d'étonnement.
Je sais ce que je dois, Madame, au grand service
Dont vous avez sauvé l'héritier de Maurice.
Je croyais comme fils devoir tout à vos soins,
Et je vous dois bien plus lorsque je vous suis moins,
Mais, pour vous expliquer toute ma gratitude,
Mon âme a trop de trouble et trop d'inquiétude.
J'aimais, vous le savez, et mon cœur enflammé
Trouve enfin une sœur dedans l'objet aimé.
Je perds une maîtresse en gagnant un empire ;
Mon amour en murmure, et mon cœur en soupire,
Et de mille pensers mon esprit agité
Paraît enseveli dans la stupidité.
Il est temps d'en sortir, l'honneur nous le commande,
Il faut donner un chef à votre illustre bande ;
Allez, brave Exupère, allez, je vous rejoins.
Souffrez que je lui parle un moment sans témoins.
Disposez cependant vos amis à bien faire ;
Surtout sauvons le fils en immolant le père ;
Il n'eut rien du tyran qu'un peu de mauvais sang,
Dont la dernière guerre a trop purgé son flanc.

Exupère
Nous vous rendons, Seigneur, entière obéissance,
Et vous allons attendre avec impatience.

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