ACTE IV - Scène III



(Phocas, Héraclius, Martian, Exupère, Troupe de gardes)

Héraclius
Je sais qu'en ma prière il aurait peu d'appui,
Et, loin de me donner une inutile peine,
Tout ce que je demande à votre juste haine,
C'est que de tels forfaits ne soient pas impunis :
Perdez Héraclius, et sauvez votre fils.
Voilà tout mon souhait et toute ma prière.
M'en refuserez-vous ?

Phocas
Tu l'obtiendras entière ;
Ton salut en effet est douteux sans sa mort.

Martian
Ah, Prince ! J'y courais sans me plaindre du sort.
Son indigne rigueur n'est pas ce qui me touche ;
Mais en ouïr l'arrêt sortir de votre bouche !
Je vous ai mal connu jusques à mon trépas.

Héraclius
Et même en ce moment tu ne me connais pas.
Ecoute, père aveugle, et toi, prince crédule,
Ce que l'honneur défend que plus je dissimule.
Phocas, connais ton sang et tes vrais ennemis :
Je suis Héraclius, et Léonce est ton fils.

Martian
Seigneur, que dites-vous ?

Héraclius
Que je ne puis plus taire
Que deux fois Léontine osa tromper ton père,
Et semant de nos noms un insensible abus,
Fit un faux Martian du jeune Héraclius.

Phocas
Maurice te dément, lâche ! Tu n'as qu'à lire :
"Sous le nom de Léonce Héraclius respire" ;
Tu fais après cela des contes superflus.

Héraclius
Si ce billet fut vrai, Seigneur, il ne l'est plus:
J'étais Léonce alors, et j'ai cessé de l'être
Quand Maurice immolé n'en a pu rien connaître.
S'il laissa par écrit ce qu'il avait pu voir,
Ce qui suivit sa mort fut hors de son pouvoir.
Vous portâtes soudain la guerre dans la Perse,
Où vous eûtes trois ans la fortune diverse ;
Cependant Léontine, étant dans le château
Reine de nos destins et de notre berceau,
Pour me rendre le rang qu'occupait votre race,
Prit Martianpour elle, et me mit en sa place ;
Ce zèle en ma faveur lui succéda si bien,
Que vous-même au retour vous n'en connûtes rien,
Et ces informes traits qu'à six mois a l'enfance
Ayant mis entre nous fort peu de différence,
Le faible souvenir en trois ans s'en perdit.
Vous prîtes aisément ce qu'elle vous rendit;
Vous vécûmes tous deux sous le nom l'un de l'autre,
Il passa pour son fils, je passai pour le vôtre,
Et je ne jugeais pas ce chemin criminel
Pour remonter sans meurtre au trône paternel.
Mais voyant cette erreur fatale à cette vie
Sans qui déjà la mienne aurait été ravie,
Je me croirais, Seigneur, coupable infiniment,
Si je souffrais encore un tel aveuglement:
Je viens reprendre un nom qui seul a fait son crime;
Conservez votre haine, et changez de victime.
Je ne demande rien que ce qui m'est promis :
Perdez Héraclius, et sauvez votre fils.

Martian
Admire de quel fils le ciel t'a fait le père,
Admire quel effort sa vertu vient de faire,
Tyran, et ne prends pas pour une vérité
Ce qu'invente pour moi sa générosité.
(à Héraclius)
C'est trop, Prince, c'est trop pour ce petit service
Dont honora mon bras ma fortune propice :
Je vous sauvai la vie, et ne la perdis pas,
Et pour moi vous cherchez un assuré trépas !
Ah ! Si vous m'en devez quelque reconnaissance,
Prince, ne m'ôtez pas l'honneur de ma naissance ;
Avoir tant de pitié d'un sort si glorieux,
De crainte d'être ingrat, c'est m'être injurieux.

Phocas
En quelque trouble me jette une telle dispute !
À quels nouveaux malheurs m'expose-t-elle en butte !
Lequel croire, Exupère, et lequel démentir ?
Tombé-je dans l'erreur, ou si j'en vais sortir ?
Si ce billet est vrai, le reste est vraisemblable.

Exupère
Mais qui sait si ce reste est faux ou véritable ?

Phocas
Léontine deux fois a pu tromper Phocas.

Exupère
Elle a pu les changer, et ne les changer pas.
Et plus que vous, Seigneur, dedans l'inquiétude,
Je ne vois que du trouble et de l'incertitude.

Héraclius
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais qui je suis ;
Vous voyez quels effets en ont été produits :
Depuis plus de quatre ans vous voyez quelle adresse
J'apporte à rejeter l'hymen de la princesse,
Où sans doute aisément mon cœur eût consenti
Si Léontine alors ne m'en eût averti.

Martian
Léontine ?

Héraclius
Elle-même.

Martian
Ah ! Ciel ! Quelle est sa ruse !
Martian aime Eudoxe, et sa mère l'abuse
Par l'horreur d'un hymen qu'il croit incestueux.
De ce prince à sa fille elle assure les vœux,
Et son ambition, adroite à le séduire,
Le plonge en une erreur dont elle attend l'empire.
Ce n'est que d'aujourd'hui que je sais qui je suis,
Mais de mon ignorance elle espérait ces fruits,
Et me tiendrait encor la vérité cachée,
Si tantôt ce billet ne l'en eût arrachée.

Phocas
La méchante l'abuse aussi bien que Phocas.

Exupère
Elle a pu l'abuser, et ne l'abuser pas.

Phocas
Tu vois comme la fille a part au stratagème.

Exupère
Et que la mère a pu l'abuser elle-même.

Phocas
Que de pensers divers ! Que de soucis flottants !

Exupère
Je vous en tirerai, Seigneur, dans peu de temps.

Phocas
Dis-moi, tout est-il prêt pour ce juste supplice ?

Exupère
Oui, si nous connaissions le vrai fils de Maurice.

Héraclius
Pouvez-vous en douter après ce que j'ai dit ?

Martian
Donnez-vous à l'erreur encor quelque crédit ?

Héraclius
Ami, rends-moi mon nom : la faveur n'est pas grande ;
Ce n'est que pour mourir que je te le demande.
Reprends ce triste jour que tu m'as racheté,
Ou rends-moi cet honneur que tu m'as presque ôté.

Martian
Pourquoi, de mon tyran volontaire victime,
Précipiter vos jours pour me noircir d'un crime ?
Prince, qui que je sois, j'ai conspiré sa mort,
Et nos noms au dessein donnent un divers sort ;
Dedans Héraclius il a gloire solide,
Et dedans Martian il devient parricide.
Puisqu'il faut que je meure illustre, ou criminel,
Couvert ou de louange, ou d'opprobre éternel,
Ne souillez point ma mort, et ne veuillez pas faire
Du vengeur de l'empire un assassin d'un père.

Héraclius
Mon nom seul est coupable, et, sans plus disputer,
Pour te faire innocent tu n'as qu'à le quitter ;
Il conspira lui seul, tu n'en es point complice.
Ce n'est qu'Héraclius qu'on envoie au supplice.
Sois son fils, tu vivras.

Martian
Si je l'avais été,
Seigneur, ce traître en vain m'aurait sollicité,
Et, lorsque contre vous il m'a fait entreprendre,
La nature en secret aurait su m'en défendre.

Héraclius
Apprends donc qu'en secret mon cœur t'a prévenu.
J'ai voulu conspirer, mais on m'a retenu ;
Et dedans mon péril Léontine timide…

Martian
N'a pu voir Martian commettre un parricide.

Héraclius
Toi que de Pulchérie elle a fait amoureux,
Juge sous les deux noms ton dessein et tes feux.
Elle a rendu pour toi l'un et l'autre funeste,
Martian parricide, Héraclius inceste,
Et n'eût pas eu pour moi d'horreur d'un grand forfait,
Puisque dans ta personne elle en pressait l'effet.
Mais elle m'empêchait de hasarder ma tête,
Espérant par ton bras me livrer ma conquête.
Ce favorable aveu, dont elle t'a séduit,
T'exposait aux périls pour m'en donner le fruit,
Et c'était ton succès qu'attendait sa prudence,
Pour découvrir au peuple ou cacher ma naissance.

Phocas
Hélas ! Je ne puis voir qui des deux est mon fils,
Et je vois que tous deux ils sont mes ennemis.
En ce piteux état, quel conseil dois-je suivre ?
J'ai craint un ennemi, mon bonheur me le livre ;
Je sais que de mes mains il ne se peut sauver,
Je sais que je le vois, et ne puis le trouver.
La nature tremblante, incertaine, étonnée,
D'un nuage confus couvre sa destinée.
L'assassin sous cette ombre échappe à ma rigueur,
Et, présent à mes yeux, il se cache en mon cœur.
Martian ! À ce nom aucun ne veut répondre,
Et l'amour paternel ne sert qu'à me confondre.
Trop d'un Héraclius en mes mains est remis ;
Je tiens mon ennemi, mais je n'ai plus de fils.
Que veux-tu donc, nature, et que prétends-tu faire ?
Si je n'ai plus de fils, puis-je encore être père ?
De quoi parle à mon cœur ton murmure imparfait ?
Ne me dis rien du tout, ou parle tout à fait.
Qui que ce soit des deux que mon sang ait fait naître,
Ou laisse-moi le perdre, ou fais-le-moi connaître.
Ô toi, qui que tu sois, enfant dénaturé,
Et trop digne du sort que tu t'es procuré,
Mon trône est-il pour toi plus honteux qu'un supplice ?
Ô malheureux Phocas ! Ô trop heureux Maurice !
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi,
Et je n'en puis trouver pour régner après moi !
Qu'aux honneurs de ta mort je dois porter envie,
Puisque mon propre fils les préfère à sa vie !

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