ACTE V - Scène II



(Héraclius, Pulchérie)

Héraclius
Ô ciel ! Quel bon démon devers moi vous envoie,
Madame ?

Pulchérie
Le tyran, qui veut que je vous voie,
Et met tout en usage afin de s'éclaircir.

Héraclius
Par vous-même en ce trouble il pense réussir !

Pulchérie
Il le pense, Seigneur, et ce brutal espère
Mieux qu'il ne trouve un fils que je découvre un frère ;
Comme si j'étais fille à ne lui rien celer
De tout ce que le sang pourrait me révéler !

Héraclius
Puisse-t-il par un trait de lumière fidèle
Vous le mieux révéler qu'il ne me le révèle !
Aidez-moi cependant, Madame, à repousser
Les indignes frayeurs dont je me sens presser…

Pulchérie
Ah ! Prince, il ne faut point d'assurance plus claire:
Si vous craignez la mort, vous n'êtes point mon frère;
Ces indignes frayeurs vous ont trop découvert.

Héraclius
Moi, la craindre, Madame ? Ah ! je m'y suis offert !
Qu'il me traite en tyran, qu'il m'envoie au supplice,
Je suis Héraclius, je suis fils de Maurice,
Sous ces noms précieux je cours m'ensevelir,
Et m'étonne si peu que je l'en fais pâlir.
Mais il me traite en père, il me flatte, il m'embrasse,
Je n'en puis arracher une seule menace,
J'ai beau faire et beau dire afin de l'irriter,
Il m'écoute si peu qu'il me force à douter.
Malgré moi comme fils toujours il me regarde:
Au lieu d'être en prison, je n'ai pas même un garde ;
Je ne sais qui je suis, et crains de le savoir ;
Je veux ce que je dois, et cherche mon devoir ;
Je crains de le haïr, si j'en tiens la naissance;
Je le plains de m'aimer, si je m'en dois vengeance,
Et mon cœur, indigné d'une telle amitié,
En frémit de colère, et tremble de pitié.
De tous ses mouvements mon esprit se défie:
Il condamne aussitôt tout ce qu'il justifie.
La colère, l'amour, la haine et le respect,
Ne me présentent rien qui ne me soit suspect;
Je crains tout, je fuis tout, et, dans cette aventure,
Des deux côtés en vain j'écoute la nature.
Secourez donc un frère en ces perplexités.

Pulchérie
Ah ! Vous ne l'êtes point, puisque vous en doutez.
Celui qui, comme vous, prétend à cette gloire,
D'un courage plus ferme en croit ce qu'il doit croire.
Comme vous on le flatte : il y sait résister ;
Rien ne le touche assez pour le faire douter,
Et le sang, par un double et secret artifice,
Parle en vous pour Phocas, comme en lui pour Maurice.

Héraclius
À ces marques en lui connaissez Martian :
Il a le cœur plus dur étant fils d'un tyran.
La générosité suit la belle naissance,
La pitié l'accompagne et la reconnaissance.
Dans cette grandeur d'âme un vrai prince affermi
Est sensible aux malheurs même d'un ennemi ;
La haine qu'il lui doit ne saurait le défendre,
Quand il s'en voit aimé, de s'en laisser surprendre,
Et trouve assez souvent son devoir arrêté
Par l'effort naturel de sa propre bonté.
Cette digne vertu de l'âme la mieux née,
Madame, ne doit pas souiller ma destinée.
Je doute ; et si ce doute a quelque crime en soi,
C'est assez m'en punir que douter comme moi,
Et mon cœur, qui sans cesse en sa faveur se flatte,
Cherche qui le soutienne, et non pas qui l'abatte ;
Il demande secours pour mes sens étonnés,
Et non le coup mortel dont vous m'assassinez.

Pulchérie
L'œil le mieux éclairé sur de telles manières
Peut prendre de faux jours pour de vives lumières,
Et comme notre sexe ose assez promptement
Suivre l'impression d'un premier mouvement,
Peut-être qu'en faveur de ma première idée
Ma haine pour Phocas m'a trop persuadée.
Son amour est pour vous un poison dangereux,
Et quoique la pitié montre un cœur généreux,
Celle qu'on a pour lui de ce rang dégénère.
Vous le devez haïr, et fût-il votre père,
Si ce titre est douteux, son crime ne l'est pas.
Qu'il vous offre sa grâce, ou vous livre au trépas,
Il n'est pas moins tyran quand il vous favorise,
Puisque c'est ce cœur même alors qu'il tyrannise,
Et que votre devoir, par là mieux combattu,
Prince, met en péril jusqu'à votre vertu.
Doutez, mais haïssez ; et, quoi qu'il exécute,
Je douterai d'un nom qu'un autre vous dispute.
En douter lorsqu'en moi vous cherchez quelque appui,
Si c'est trop peu pour vous, c'est assez contre lui.
L'un de vous est mon frère, et l'autre y peut prétendre.
Entre tant de vertus mon choix se peut méprendre,
Mais je ne puis faillir, dans votre sort douteux,
À chérir l'un et l'autre, et vous plaindre tous deux.
J'espère encor pourtant : on murmure, on menace ;
Un tumulte, dit-on, s'élève dans la place ;
Exupère est allé fondre sur ces mutins,
Et peut-être de là dépendent nos destins.
Mais Phocas entre.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024