ACTE IV - Scène II



(Spitridate, Mandane)

spitridate
Il est temps de résoudre avec quel artifice
Vous pourrez en venir à bout,
Vous, ma sœur, qui tantôt me répondiez de tout,
Si j'avais le cœur d'Elpinice.
Il est à moi ce cœur, son silence le dit,
Son adieu le fait voir, sa fuite le proteste ;
Et si je n'obtiens pas le reste,
Vous manquez de parole, ou du moins de crédit.

mandane
Si le don de ma main vous peut donner la sienne,
Je vous sacrifierai tout ce que j'ai promis ;
Mais vous, répondez-vous que ce don vous l'obtienne,
Et qu'il mette d'accord de si fiers ennemis ?
Le roi, qui vous refuse à Lysander pour gendre,
Y consentira-t-il si vous m'offrez à lui ?
Et s'il peut à ce prix le permettre aujourd'hui,
Lysander voudra-t-il se rendre ?
Lui qui ne vous remet votre première foi
Qu'en faveur de l'amour que Cotys fait paraître,
Ne vous fait-il pas cette loi
Que sans le rendre heureux vous ne le sauriez être ?

spitridate
Cotys de cet espoir ose en vain se flatter :
L'amour d'Agésilas à son amour s'oppose.

mandane
Et si vous ne pensez à le mieux écouter,
Lysander d'Elpinice en sa faveur dispose.

spitridate
Ne me cachez rien, vous l'aimez.

mandane
Comme vous aimez Elpinice.

spitridate
Mais vous m'avez promis un entier sacrifice.

mandane
Oui, s'il peut être utile aux vœux que vous formez.

spitridate
Que ne peut point un roi ?

mandane
Quels droits n'a point un père ?

spitridate
Inexorable sœur !

mandane
Impitoyable frère,
Qui voulez que j'éteigne un feu digne de moi,
Et ne sauriez vous faire une pareille loi !

spitridate
Hélas ! Considérez…

mandane
Considérez vous-même…

spitridate
Que j'aime, et que je suis aimé.

mandane
Que je suis aimée, et que j'aime.

spitridate
N'égalez point au mien un feu mal allumé :
Le sexe vous apprend à régner sur vos âmes.

mandane
Dites qu'il nous apprend à renfermer nos flammes ;
Dites que votre ardeur, à force d'éclater,
S'exhale, se dissipe, ou du moins s'exténue,
Quand la nôtre grossit sous cette retenue,
Dont le joug odieux ne sert qu'à l'irriter.
Je vous parle, Seigneur, avec une âme ouverte ;
Et si je vous voyais capable de raison,
Si quand l'amour domine, elle était de saison…

spitridate
Ah ! Si quelque lumière enfin vous est offerte,
Expliquez-vous, de grâce, et pour le commun bien,
Vous ni moi ne négligeons rien.

mandane
Notre amour à tous deux ne rencontre qu'obstacles
Presque impossibles à forcer ;
Et si pour nous le ciel n'est prodigue en miracles,
Nous espérons en vain nous en débarrasser.
Tirons-nous une fois de cette servitude
Qui nous fait un destin si rude.
Bravons Agésilas, Cotys et Lysander :
Qu'ils s'accordent sans nous, s'ils peuvent s'accorder.
Dirai-je tout ? Cessons d'aimer et de prétendre,
Et nous cesserons d'en dépendre.

spitridate
N'aimer plus ! Ah ! Ma sœur !

mandane
J'en soupire à mon tour ;
Mais un grand cœur doit être au-dessus de l'amour.
Quel qu'en soit le pouvoir, quelle qu'en soit l'atteinte,
Deux ou trois soupirs étouffés,
Un moment de murmure, une heure de contrainte,
Un orgueil noble et ferme, et vous en triomphez.
N'avons-nous secoué le joug de notre prince
Que pour choisir des fers dans une autre province ?
Ne cherchons-nous ici que d'illustres tyrans,
Dont les chaînes plus glorieuses
Soumettent nos destins aux obscurs différends
De leurs haines mystérieuses ?
Ne cherchons-nous ici que les occasions
De fournir de matière à leurs divisions,
Et de nous imposer un plus rude esclavage
Par la nécessité d'obtenir leur suffrage ?
Puisque nous y cherchons tous deux la liberté,
Tâchons de la goûter, Seigneur, en sûreté :
Réduisons nos souhaits à la cause publique,
N'aimons plus que par politique,
Et dans la conjoncture où le ciel nous a mis,
Faisons des protecteurs, sans faire d'ennemis.
À quel propos aimer, quand ce n'est que déplaire
À qui nous peut nuire ou servir ?
S'il nous en faut l'appui, pourquoi nous le ravir ?
Pourquoi nous attirer sa haine et sa colère ?

spitridate
Oui, ma sœur, et j'en suis d'accord :
Agésilas, ici maître de notre sort,
Peut nous abandonner à la Perse irritée,
Et nous laisser rentrer, malgré tout notre effort,
Sous la captivité que nous avons quittée.
Cotys ni Lysander ne nous soutiendront pas,
S'il faut que sa colère à nous perdre s'applique.
Aimez, aimez-le donc, du moins par politique,
Ce redoutable Agésilas.

mandane
Voulez-vous que je le prévienne,
Et qu'en dépit de la pudeur
D'un amour commandé l'obéissante ardeur
Fasse éclater ma flamme auparavant la sienne ?
On dit que je lui plais, qu'il soupire en secret,
Qu'il retient, qu'il combat ses désirs à regret ;
Et cette vanité qui nous est naturelle
Veut croire ainsi que vous qu'on en juge assez bien ;
Mais enfin c'est un feu sans aucune étincelle :
J'en crois ce qu'on en dit, et n'en sais encor rien.
S'il m'aime, un tel silence est la marque certaine
Qu'il craint Sparte et ses dures lois ;
Qu'il voit qu'en m'épousant, s'il peut m'y faire reine,
Il ne peut lui donner des rois ;
Que sa gloire…

spitridate
Ma sœur, l'amour vaincra sans doute :
Ce héros est à vous, quelques lois qu'il redoute ;
Et si par la prière il ne les peut fléchir,
Ses victoires auront de quoi l'en affranchir.
Ces lois, ces mêmes lois s'imposeront silence
À l'aspect de tant de vertus ;
Ou Sparte l'avouera d'un peu de violence,
Après tant d'ennemis à ses pieds abattus.

mandane
C'est vous flatter beaucoup en faveur d'Elpinice,
Que ce prince après tout ne vous peut accorder
Sans une éclatante injustice,
À moins que vous ayez l'aveu de Lysander.
D'ailleurs en exiger un hymen qui le gêne,
Et lui faire des lois au milieu de sa cour,
N'est-ce point hautement lui demander sa haine,
Quand vous lui promettez l'objet de son amour ?

spitridate
Si vous saviez, ma sœur, aimer autant que j'aime…

mandane
Si vous saviez, mon frère, aimer comme je fais,
Vous sauriez ce que c'est que s'immoler soi-même,
Et faire violence à de si doux souhaits.
Je vous en parle en vain. Allez, frère barbare,
Voir à quoi Lysander se résoudra pour vous ;
Et si d'Agésilas la flamme se déclare,
J'en mourrai, mais je m'y résous.

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