ACTE I - Scène I
(Elpinice, Aglatide)
aglatide
Ma sœur, depuis un mois nous voilà dans Éphèse,
Prêtes à recevoir ces illustres époux
Que Lysander, mon père, a su choisir pour nous ;
Et ce choix bienheureux n'a rien qui ne vous plaise.
Dites-moi toutefois, et parlons librement,
Vous semble-t-il que votre amant
Cherche avec grande ardeur votre chère présence ?
Et trouvez-vous qu'il montre, attendant ce grand jour,
Cette obligeante impatience
Que donne, à ce qu'on dit, le véritable amour ?
elpinice
Cotys est roi, ma sœur ; et comme sa couronne
Parle suffisamment pour lui,
Assuré de mon cœur, que son trône lui donne,
De le trop demander il s'épargne l'ennui.
Ce me doit être assez qu'en secret il soupire,
Que je puis deviner ce qu'il craint de trop dire,
Et que moins son amour a d'importunité,
Plus il a de sincérité.
Mais vous ne dites rien de votre Spitridate :
Prend-il autant de peine à mériter vos feux
Que l'autre à retenir mes vœux ?
aglatide
C'est environ ainsi que son amour éclate :
Il m'obsède à peu près comme l'autre vous sert.
On dirait que tous deux agissent de concert,
Qu'ils ont juré de n'être importuns l'un ni l'autre :
Ils en font grand scrupule ; et la sincérité
Dont mon amant se pique, à l'exemple du vôtre,
Ne met pas son bonheur en l'assiduité.
Ce n'est pas qu'à vrai dire il ne soit excusable :
Je préparai pour lui, dès Sparte, une froideur
Qui, dès l'abord, était capable
D'éteindre la plus vive ardeur ;
Et j'avoue entre nous qu'alors qu'il me néglige,
Qu'il se montre à son tour si froid, si retenu,
Loin de m'offenser, il m'oblige,
Et me remet un cœur qu'il n'eût pas obtenu.
elpinice
J'admire cette antipathie
Qui vous l'a fait haïr avant que de le voir,
Et croirais que sa vue aurait eu le pouvoir
D'en dissiper une partie ;
Car enfin Spitridate a l'entretien charmant,
L'œil vif, l'esprit aisé, le cœur bon, l'âme belle.
À tant de qualités s'il joignait un vrai zèle…
aglatide
Ma sœur, il n'est pas roi, comme l'est votre amant.
elpinice
Mais au parti des Grecs il unit deux provinces ;
Et ce Perse vaut bien la plupart de nos princes.
aglatide
Il n'est pas roi, vous dis-je, et c'est un grand défaut.
Ce n'est point avec vous que je le dissimule,
J'ai peut-être le cœur trop haut ;
Mais aussi bien que vous je sors du sang d'Hercule ;
Et lorsqu'on vous destine un roi pour votre époux,
J'en veux un aussi bien que vous.
J'aurais quelque chagrin à vous traiter de reine,
À vous voir dans un trône assise en souveraine,
S'il me fallait ramper dans un degré plus bas ;
Et je porte une âme assez vaine
Pour vouloir jusque-là vous suivre pas à pas.
Vous êtes mon aînée, et c'est un avantage
Qui me fait vous devoir grande civilité ;
Aussi veux-je céder le pas devant à l'âge,
Mais je ne puis souffrir autre inégalité.
elpinice
Vous êtes donc jalouse, et ce trône vous gêne
Où la main de Cotys a droit de me placer !
Mais si je renonçais au rang de souveraine,
Voudriez-vous y renoncer ?
aglatide
Non, pas sitôt : j'ai quelque vue
Qui me peut encore amuser.
Mariez-vous, ma sœur ; quand vous serez pourvue,
On trouvera peut-être un roi pour m'épouser.
J'en aurais un déjà, n'était ce rang d'aînée
Qui demandait pour vous ce qu'il voulait m'offrir,
Ou s'il eût reconnu qu'un père eût pu souffrir
Qu'à l'hymen avant vous on me vît destinée.
Si ce roi jusqu'ici ne s'est point déclaré,
Peut-être qu'après tout il n'a que différé,
Qu'il attend votre hymen pour rompre son silence.
Je pense avoir encor ce qui le sut charmer ;
Et s'il faut vous en faire entière confidence,
Agésilas m'aimait, et peut encor m'aimer.
elpinice
Que dites-vous, ma sœur ? Agésilas vous aime !
aglatide
Je vous dis qu'il m'aimait, et que sa passion
Pourrait bien être encor la même ;
Mais cet amusement de mon ambition
Peut n'être qu'une illusion.
Ce prince tient son trône et sa haute puissance
De ce même héros dont nous tenons le jour ;
Et si ce n'était lors que par reconnaissance
Qu'il me témoignait de l'amour,
Puis-je être sans inquiétude
Quand il n'a plus pour lui que de l'ingratitude,
Qu'il n'écoute plus rien qui vienne de sa part ?
Je ne sais si sa flamme est pour moi faible ou forte ;
Mais la reconnaissance morte,
L'amour doit courir grand hasard.
elpinice
Ah ! S'il n'avait voulu que par reconnaissance
Être gendre de Lysander,
Son choix aurait suivi l'ordre de la naissance,
Et Sparte, au lieu de vous, l'eût vu me demander ;
Mais pour mettre chez nous l'éclat de sa couronne
Attendre que l'hymen m'ait engagée ailleurs,
C'est montrer que le cœur s'attache à la personne.
Ayez, ayez pour lui des sentiments meilleurs.
Ce cœur qu'il vous donna, ce choix qui considère
Autant et plus encor la fille que le père,
Feront que le devoir aura bientôt son tour ;
Et pour vous faire seoir où vos désirs aspirent,
Vous verrez, et dans peu, comme pour vous conspirent
La reconnaissance et l'amour.
aglatide
Vous voyez cependant qu'à peine il me regarde :
Depuis notre arrivée il ne m'a point parlé ;
Et quand ses yeux vers moi se tournent par mégarde…
elpinice
Comme avec lui mon père a quelque démêlé,
Cette petite négligence,
Qui vous fait douter de sa foi,
Vient de leur mésintelligence,
Et dans le fond de l'âme il vit sous votre loi.
aglatide
À tous hasards, ma sœur, comme j'en suis mal sûre,
Si vous me pouviez faire un don de votre amant,
Je crois que je pourrais l'accepter sans murmure.
Vous venez de parler du mien si dignement…
elpinice
Aimeriez-vous Cotys, ma sœur ?
aglatide
Moi ? Nullement.
elpinice
Pourquoi donc vouloir qu'il vous aime ?
aglatide
Les hommages qu'Agésilas
Daigna rendre en secret au peu que j'ai d'appas,
M'ont si bien imprimé l'amour du diadème,
Que pourvu qu'un amant soit roi,
Il est trop aimable pour moi.
Mais sans trône on perd temps : c'est la première idée
Qu'à l'amour en mon cœur il ait plu de tracer ;
Il l'a fidèlement gardée,
Et rien ne peut plus l'effacer.
elpinice
Chacune a son humeur : la grandeur souveraine,
Quelque main qui vous l'offre, est digne de vos feux ;
Et vous ne ferez point d'heureux
Qui de vous ne fasse une reine.
Moi, je m'éblouis moins de la splendeur du rang ;
Son éclat au respect plus qu'à l'amour m'invite :
Cet heureux avantage ou du sort ou du sang
Ne tombe pas toujours sur le plus de mérite.
Si mon cœur, si mes yeux en étaient consultés,
Leur choix irait à la personne,
Et les hautes vertus, les rares qualités
L'emporteraient sur la couronne.
aglatide
Avouez tout, ma sœur : Spitridate vous plaît.
elpinice
Un peu plus que Cotys ; et si votre intérêt
Vous pouvait résoudre à l'échange…
aglatide
Qu'en pouvons-nous ici résoudre vous et moi ?
En l'état où le ciel nous range,
Il faut l'ordre d'un père, il faut l'aveu d'un roi,
Que je plaise à Cotys, et vous à Spitridate.
elpinice
Pour l'un je ne sais quoi m'en flatte,
Pour l'autre je n'en réponds pas ;
Et je craindrais fort que Mandane,
Cette incomparable Persane,
N'eût pour lui des attraits plus forts que vos appas.
aglatide
Ma sœur, Spitridate est son frère,
Et si jamais sur lui vous aviez du pouvoir…
elpinice
Le voilà qui nous considère.
aglatide
Est-ce vous ou moi qu'il vient voir ?
Voulez-vous que je vous le laisse ?
elpinice
Ma sœur, auparavant engagez l'entretien ;
Et s'il s'en offre lieu, jouez d'un peu d'adresse,
Pour votre intérêt et le mien.
aglatide
Il est juste en effet, puisqu'il n'a su me plaire,
Que je vous aide à m'en défaire.