ACTE III - Scène I



(Agésilas, Lysander, Xénoclès)

lysander
Je ne suis point surpris qu'à ces deux hyménées
Vous refusiez, Seigneur, votre consentement :
J'aurais eu tort d'attendre un meilleur traitement
Pour le sang odieux dont mes filles sont nées.
Il est le sang d'Hercule en elles comme en vous,
Et méritait par là quelque destin plus doux ;
Mais s'il vous peut donner un titre légitime,
Pour être leur maître et leur roi,
C'est pour l'une et pour l'autre une espèce de crime
Que de l'avoir reçu de moi.
J'avais cru toutefois que l'exil volontaire
Où l'amour paternel près d'elles m'eût réduit,
Moi qui de mes travaux ne vois plus autre fruit
Que le malheur de vous déplaire,
Comme il délivrerait vos yeux
D'une insupportable présence,
À mes jours presque usés obtiendrait la licence
D'aller finir sous d'autres cieux.
C'était là mon dessein ; mais cette même envie,
Qui me fait près de vous un si malheureux sort,
Ne saurait endurer ni l'éclat de ma vie,
Ni l'obscurité de ma mort.

agésilas
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'envie et la haine
Ont persécuté les héros.
Hercule en sert d'exemple, et l'histoire en est pleine,
Nous ne pouvons souffrir qu'ils meurent en repos.
Cependant cet exil, ces retraites paisibles,
Cet unique souhait d'y terminer leurs jours,
Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours :
Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles ;
Mais ils ne sont pas vrais toujours ;
Et souvent des périls, ou cachés ou visibles,
Forcent notre prudence à nous mieux assurer
Qu'ils ne veulent se figurer.
Je ne m'étonne point qu'avec tant de lumières
Vous ayez prévu mes refus ;
Mais je m'étonne fort que les ayant prévus,
Vous n'en ayez pu voir les raisons bien entières.
Vous êtes un grand homme, et de plus mécontent :
J'avouerai plus encor, vous avez lieu de l'être.
Ainsi de ce repos où votre ennui prétend
Je dois prévoir en roi quel désordre peut naître,
Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter
Des chagrins qu'en leur temps on peut voir éclater.
Ceux que prend pour exil ou choisit pour asile
Ce dessein d'une mort tranquille,
Des Perses et des Grecs séparent les états.
L'assiette en est heureuse, et l'accès difficile ;
Leurs maîtres ont du cœur, leurs peuples ont des bras ;
Ils viennent de nous joindre avec une puissance
À beaucoup espérer, à craindre beaucoup d'eux ;
Et c'est mettre en leurs mains une étrange balance,
Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux.
C'est vous qui les donnez l'un et l'autre à la Grèce :
L'un fut ami du Perse, et l'autre son sujet.
Le service est bien grand, mais aussi je confesse
Qu'on peut ne pas bien voir tout le fond du projet.
Votre intérêt s'y mêle en les prenant pour gendres ;
Et si par des liens et si forts et si tendres
Vous pouvez aujourd'hui les attacher à vous,
Vous vous les donnez plus qu'à nous.
Si malgré le secours, si malgré les services
Qu'un ami doit à l'autre, un sujet à son roi,
Vous les avez tous deux arrachés à leur foi,
Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices,
Avec quelle facilité
N'immoleront-ils point une amitié nouvelle
À votre courage irrité,
Quand vous ferez agir toute l'autorité
De l'amour conjugale et de la paternelle,
Et que l'occasion aura d'heureux moments
Qui flattent vos ressentiments ?
Vous ne nous laissez aucun gage :
Votre sang tout entier passe avec vous chez eux.
Voyez donc ce projet comme je l'envisage,
Et dites si pour nous il n'a rien de douteux.
Vous avez jusqu'ici fait paraître un vrai zèle,
Un cœur si généreux, une âme si fidèle,
Que par toute la Grèce on vous loue à l'envi ;
Mais le temps quelquefois inspire une autre envie.
Comme vous, Thémistocle avait fort bien servi,
Et dans la cour de Perse il a fini sa vie.

lysander
Si c'est avec raison que je suis mécontent,
Si vous-même avouez que j'ai lieu de me plaindre,
Et si jusqu'à ce point on me croit important
Que mes ressentiments puissent vous être à craindre,
Oserais-je vous demander
Ce que vous a fait Lysander
Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître,
Seigneur ? Et s'il est vrai qu'un homme tel que moi,
Quand il est mécontent, peut desservir son roi,
Pourquoi me forcez-vous à l'être ?
Quelque avis que je donne, il n'est point écouté ;
Quelque emploi que j'embrasse, il m'est soudain ôté :
Me choisir pour appui, c'est courir à sa perte.
Vous changez en tous lieux les ordres que j'ai mis ;
Et comme s'il fallait agir à guerre ouverte,
Vous détruisez tous mes amis,
Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages
Quand il fallut aux Grecs élire un général,
Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,
Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal :
Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine ;
Il leur coûte l'honneur, l'autorité, le bien ;
Cependant plus j'y songe, et plus je m'examine,
Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.

agésilas
Dites tout : vous avez la mémoire trop bonne
Pour avoir oublié que vous me fîtes roi,
Lorsqu'on balança ma couronne
Entre Léotychide et moi.
Peut-être n'osez-vous me vanter un service
Qui ne me rendit que justice,
Puisque nos lois voulaient ce qu'il sut maintenir ;
Mais moi qui l'ai reçu, je veux m'en souvenir.
Vous m'avez donc fait roi, vous m'avez de la Grèce
Contre celui de Perse établi général ;
Et quand je sens dans l'âme une ardeur qui me presse
De ne m'en revancher pas mal,
À peine sommes-nous arrivés dans Éphèse,
Où de nos alliés j'ai mis le rendez-vous,
Que sans considérer si j'en serai jaloux,
Ou s'il se peut que je m'en taise,
Vous vous saisissez par vos mains
De plus que votre récompense ;
Et tirant toute à vous la suprême puissance,
Vous me laissez des titres vains.
On s'empresse à vous voir, on s'efforce à vous plaire ;
On croit lire en vos yeux ce qu'il faut qu'on espère ;
On pense avoir tout fait quand on vous a parlé.
Mon palais près du vôtre est un lieu désolé ;
Et le généralat comme le diadème
M'érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d'état qui de vous seul attend
L'âme qu'il n'a pas de lui-même,
Et que vous seul faites aller
Où pour vos intérêts il le faut étaler.
Général en idée, et monarque en peinture,
De ces illustres noms pourrais-je faire cas
S'il les fallait porter moins comme Agésilas
Que comme votre créature,
Et montrer avec pompe au reste des humains
En ma propre grandeur l'ouvrage de vos mains ?
Si vous m'avez fait roi, Lysander, je veux l'être.
Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître ;
Mais ne prétendez plus partager avec moi
Ni la puissance ni l'emploi.
Si vous croyez qu'un sceptre accable qui le porte,
À moins qu'il prenne une aide à soutenir son poids,
Laissez discerner à mon choix
Quelle main à m'aider pourrait être assez forte.
Vous aurez bonne part à des emplois si doux,
Quand vous pourrez m'en laisser faire ;
Mais soyez sûr aussi d'un succès tout contraire,
Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous.
Je passe à vos amis qu'il m'a fallu détruire.
Si dans votre vrai rang je voulais vous réduire,
Et d'un pouvoir surpris saper les fondements,
Ils étaient tout à vous ; et par reconnaissance
D'en avoir reçu leur puissance,
Ils ne considéraient que vos commandements.
Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,
Et j'y verrais encor mes ordres inutiles,
À moins que d'avoir mis leur tyrannie à bas,
Et changé comme vous la face des états.
Chez tous nos Grecs asiatiques
Votre pouvoir naissant trouva des républiques,
Que sous votre cabale il vous plut asservir :
La vieille liberté, si chère à leurs ancêtres,
Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres ;
Et dès qu'on murmurait de se la voir ravir,
On voyait par votre ordre immoler les plus braves
À l'empire de vos esclaves.
J'ai tiré de ce joug les peuples opprimés :
En leur premier état j'ai remis toutes choses ;
Et la gloire d'agir par de plus justes causes
A produit des effets plus doux et plus aimés.
J'ai fait, à votre exemple, ici des créatures,
Mais sans verser de sang, sans causer de murmures ;
Et comme vos tyrans prenaient de vous la loi,
Comme ils étaient à vous, les peuples sont à moi.
Voilà quelles raisons ôtent à vos services
Ce qu'ils vous semblent mériter,
Et colorent ces injustices
Dont vous avez raison de vous mécontenter.
Si d'abord elles ont quelque chose d'étrange,
Repassez-les deux fois au fond de votre cœur ;
Changez, si vous pouvez, de conduite et d'humeur ;
Mais n'espérez pas que je change.

lysander
S'il ne m'est pas permis d'espérer rien de tel,
Du moins, grâces aux dieux, je ne vois dans vos plaintes
Que des raisons d'état et de jalouses craintes,
Qui me font malheureux, et non pas criminel.
Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire
Pour oser d'injustice accuser mes malheurs :
L'action la plus belle a diverses couleurs ;
Et lorsqu'un roi prononce, un sujet doit se taire.
Je voudrais seulement vous faire souvenir
Que j'ai près de trente ans commandé nos armées
Sans avoir amassé que ces nobles fumées
Qui gardent les noms de finir.
Sparte, pour qui j'allais de victoire en victoire,
M'a toujours vu pour fruit n'en vouloir que la gloire,
Et faire en son épargne entrer tous les trésors
Des peuples subjugués par mes heureux efforts.
Vous-même le savez, que quoi qu'on m'ait vu faire,
Mes filles n'ont pour dot que le nom de leur père ;
Tant il est vrai, Seigneur, qu'en un si long emploi
J'ai tout fait pour l'état, et n'ai rien fait pour moi.
Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate,
L'un roi, l'autre en pouvoir égal peut-être aux rois,
M'ont assez estimé pour y borner leur choix ;
Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,
Vous semblez m'envier un bien
Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien.

agésilas
Il nous serait honteux que des mains étrangères
Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.
Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,
Et son prix croît souvent, plus il est attendu.
D'ailleurs n'aurait-on pas quelque lieu de vous dire,
Si je vous permettais d'accepter ces partis,
Qu'amenant avec nous Spitridate et Cotys,
Vous auriez fait pour vous plus que pour notre empire ?
Que vos seuls intérêts vous auraient fait agir ?
Et pourriez-vous enfin l'entendre sans rougir ?
Vos filles sont d'un sang que Sparte aime et révère
Assez pour les payer des services d'un père.
Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin
J'en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.

lysander
Je n'attendais, Seigneur, qu'un mot si favorable
Pour finir envers vous mes importunités ;
Et je ne craindrai plus qu'aucun malheur m'accable,
Puisque vous avez ces bontés.
Aglatide surtout aura l'âme ravie
De perdre un époux à ce prix ;
Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,
Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.

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