ACTE II - Scène I



(Spitridate, Mandane)

spitridate
Que nous avons, ma sœur, brisé de rudes chaînes !
En Perse il n'est point de sujets ;
Ce ne sont qu'esclaves abjects,
Qu'écrasent d'un coup d'œil les têtes souveraines :
Le monarque, ou plutôt le tyran général,
N'y suit pour loi que son caprice,
N'y veut point d'autre règle et point d'autre justice,
Et souvent même impute à crime capital
Le plus rare mérite et le plus grand service ;
Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,
S'immole insolemment les plus illustres vies,
Et ne laisse aujourd'hui que les cœurs abattus
À couvert de ses tyrannies.
Vous autres, s'il vous daigne honorer de son lit,
Ce sont indignités égales :
La gloire s'en partage entre tant de rivales,
Qu'elle est moins un honneur qu'un sujet de dépit.
Toutes n'ont pas le nom de reines,
Mais toutes portent mêmes chaînes,
Et toutes, à parler sans fard,
Servent à ses plaisirs sans part à son empire ;
Et même en ses plaisirs elles n'ont autre part
Que celle qu'à son cœur brutalement inspire
Ou ce caprice, ou le hasard.
Voilà, ma sœur, à quoi vous avait destinée,
À quel infâme honneur vous avait condamnée
Pharnabaze, son lieutenant :
Il aurait fait de vous un présent à son prince,
Si pour nous affranchir mon soin le prévenant
N'eût à sa tyrannie arraché ma province.
La Grèce a de plus saintes lois,
Elle a des peuples et des rois
Qui gouvernent avec justice :
La raison y préside, et la sage équité ;
Le pouvoir souverain par elles limité,
N'y laisse aucun droit de caprice.
L'hymen de ses rois même y donne cœur pour cœur ;
Et si vous aviez le bonheur
Que l'un d'eux vous offrît son trône avec son âme,
Vous seriez, par ce nœud charmant,
Et reine véritablement,
Et véritablement sa femme.

mandane
Je veux bien l'espérer : tout est facile aux dieux ;
Et peut-être que de bons yeux
En auraient déjà vu quelque flatteuse marque ;
Mais il en faut de bons pour faire un si grand choix.
Si le roi dans la Perse est un peu trop monarque,
En Grèce il est des rois qui ne sont pas trop rois :
Il en est dont le peuple est le suprême arbitre ;
Il en est d'attachés aux ordres d'un sénat ;
Il en est qui ne sont enfin, sous ce grand titre,
Que premiers sujets de l'état.
Je ne sais si le ciel pour régner m'a fait naître,
Et quoi qu'en ma faveur j'aie encor vu paraître,
Je doute si l'on m'aime ou non ;
Mais je pourrais être assez vaine
Pour dédaigner le nom de reine
Que m'offrirait un roi qui n'en eût que le nom.

spitridate
Vous en savez beaucoup, ma sœur, et vos mérites
Vous ouvrent fort les yeux sur ce que vous valez.

mandane
Je réponds simplement à ce que vous me dites,
Et parle en général comme vous me parlez.

spitridate
Cependant et des rois et de leur différence
Je vous trouve en effet plus instruite que moi.

mandane
Puisque vous m'ordonnez qu'ici j'espère un roi,
Il est juste, Seigneur, que quelquefois j'y pense.

spitridate
N'y pensez-vous point trop ?

mandane
Je sais que c'est à vous
À régler mes désirs sur le choix d'un époux :
Mon devoir n'en fera point d'autre ;
Mais quand vous daignerez choisir pour une sœur,
Daignez songer, de grâce, à faire son bonheur
Mieux que vous n'avez fait le vôtre.
D'un choix que vous m'aviez vous-même tant loué,
Votre cœur et vos yeux vous ont désavoué ;
Et si j'ai, comme vous, quelques pentes secrètes,
Seigneur, si c'est ainsi que vous les rencontrez,
Jugez, par le trouble où vous êtes,
De l'état où vous me mettrez.

spitridate
Je le vois bien, ma sœur, il faut vous laisser faire :
Qui choisit mal pour soi choisit mal pour autrui ;
Et votre cœur, instruit par le malheur d'un frère,
A déjà fait son choix sans lui.

mandane
Peut-être ; mais enfin vous suis-je nécessaire ?
Parlez : il n'est désirs ni tendres sentiments
Que je ne sacrifie à vos contentements.
Faut-il donner ma main pour celle d'Elpinice ?

spitridate
Que sert de m'en offrir un entier sacrifice,
Si je n'ose et ne puis même déterminer
À qui pour mon bonheur vous devez la donner ?
Cotys me la demande, Agésilas l'espère.

mandane
Agésilas, Seigneur ! Et le savez-vous bien ?

spitridate
Parler de vous sans cesse, aimer votre entretien,
Vous donner tout crédit, ne chercher qu'à vous plaire…

mandane
Ce sont civilités envers une étrangère,
Qui font beaucoup d'éclat, et ne produisent rien.
Il jette par là des amorces
À ceux qui, comme nous, voudront grossir ses forces ;
Mais quelque haut crédit qu'il me donne en sa cour,
De toute sa conduite il est si bien le maître,
Qu'au simple nom d'hymen vous verriez disparaître
Tout ce qu'en ses faveurs vous prenez pour amour.

spitridate
Vous penchez vers Cotys, et savez qu'Elpinice
Ne veut point être à moi qu'il ne soit à sa sœur !

mandane
Je vous réponds de tout, si vous avez son cœur.

spitridate
Et Lysander pourra souffrir cette injustice ?

mandane
Lysander est si mal auprès d'Agésilas,
Que ce sera beaucoup s'il en obtient un gendre ;
Et peut-être sans moi ne l'a-t-il pas :
Pour deux, il aurait tort, s'il osait y prétendre.
Mais, Seigneur, le voici ; tâchez de pressentir
Ce qu'en votre faveur il pourrait consentir.

spitridate
Ma sœur, vous êtes plus adroite ;
Souffrez que je ménage un moment de retraite :
J'aurais trop à rougir, pour peu que devant moi
Vous fissiez deviner de ce manque de foi.

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