ACTE IV - Scène V



(Cotys, Mandane)

mandane
L'étrange contre-temps que prend sa belle humeur !
Et la froide galanterie
D'affecter par bravade à tourner son malheur
En importune raillerie !
Son cœur l'en désavoue, et murmurant tout bas…

cotys
Que cette belle humeur soit véritable ou feinte,
Tout ce qu'elle en prétend ne m'alarmerait pas,
Si le pouvoir d'Agésilas
Ne me portait dans l'âme une plus juste crainte.
Pourrez-vous l'aimer ?

mandane
Non.

cotys
Pourrez-vous l'épouser ?

mandane
Vous-même, dites-moi, puis-je m'en excuser ?
Et quel bras, quel secours appeler à mon aide,
Lorsqu'un frère me donne, et qu'un amant me cède ?

cotys
N'imputez point à crime une civilité
Qu'ici de général voulait l'autorité.

mandane
Souffrez-moi donc, Seigneur, la même déférence
Qu'ici de nos destins demande l'assurance.

cotys
Vous céder par dépit, et d'un ton menaçant
Faire voir qu'on pénètre au cœur du plus puissant,
Qu'on sait de ses refus la plus secrète cause,
Ce n'est pas tant céder l'objet de son amour,
Que presser un rival de paraître en plein jour,
Et montrer qu'à ses vœux hautement on s'oppose.

mandane
Que sert de s'opposer aux vœux d'un tel rival,
Qui n'a qu'à nous protéger mal
Pour nous livrer à notre perte ?
Serait-il d'un grand cœur de chercher à périr,
Quand il voit une porte ouverte
À régner avec gloire aux dépens d'un soupir ?

cotys
Ah ! Le change vous plaît.

mandane
Non, Seigneur, je vous aime ;
Mais je dois à mon frère, à ma gloire, à vous-même.
D'un rival si puissant si nous perdons l'appui,
Pourrons-nous du Persan nous défendre sans lui ?
L'espoir d'un renouement de la vieille alliance
Flatte en vain votre amour et vos nouveaux desseins.
Si vous ne remettez sa proie entre ses mains,
Oserez-vous y prendre aucune confiance ?
Quant à mon frère et moi, si les dieux irrités
Nous font jamais rentrer dessous sa tyrannie,
Comme il nous traitera d'esclaves révoltés,
Le supplice l'attend, et moi l'ignominie.
C'est ce que je saurai prévenir par ma mort ;
Mais jusque-là, Seigneur, permettez-moi de vivre,
Et que par un illustre et rigoureux effort,
Acceptant les malheurs où mon destin me livre,
Un sacrifice entier de mes vœux les plus doux

cotys
Cette sûreté malheureuse
À qui vous immolez votre amour et le mien
Peut-elle être si précieuse
Qu'il faille l'acheter de mon unique bien ?
Et faut-il que l'amour garde tant de mesure
Avec des intérêts qui lui font tant d'injure ?
Laissez, laissez périr ce déplorable roi,
À qui ces intérêts dérobent votre foi.
Que sert que vous l'aimiez ? Et que fait votre flamme
Qu'augmenter son ardeur pour croître ses malheurs,
Si malgré le don de votre âme
Votre raison vous livre ailleurs ?
Armez-vous de dédains ; rendez, s'il est possible,
Votre perte pour lui moins grande ou moins sensible ;
Et par pitié d'un cœur trop ardemment épris,
Éteignez-en la flamme à force de mépris.

mandane
L'éteindre ! Ah ! Se peut-il que vous m'ayez aimée ?

cotys
Jamais si digne flamme en un cœur allumée…

mandane
Non, non ; vous m'en feriez des serments superflus :
Vouloir ne plus aimer, c'est déjà n'aimer plus ;
Et qui peut n'aimer plus ne fut jamais capable
D'une passion véritable.

cotys
L'amour au désespoir peut-il encor charmer ?

mandane
L'amour au désespoir fait gloire encor d'aimer ;
Il en fait de souffrir et souffre avec constance,
Voyant l'objet aimé partager la souffrance ;
Il regarde ses maux comme un doux souvenir
De l'union des cœurs qui ne saurait finir ;
Et comme n'aimer plus quand l'espoir abandonne,
C'est aimer ses plaisirs et non pas la personne,
Il fuit cette bassesse, et s'affermit si bien,
Que toute sa douleur ne se reproche rien.

cotys
Quel indigne tourment, quel injuste supplice
Succède au doux espoir qui m'osait tout offrir !

mandane
Et moi, Seigneur, et moi, n'ai-je rien à souffrir ?
Ou m'y condamne-t-on avec plus de justice ?
Si vous perdez l'objet de votre passion,
Épousez-vous celui de votre aversion ?
Attache-t-on vos jours à d'aussi rudes chaînes ?
Et souffrez-vous enfin la moitié de mes peines ?
Cependant mon amour aura tout son éclat
En dépit du supplice où je suis condamnée ;
Et si notre tyran par maxime d'état
Ne s'interdit mon hyménée,
Je veux qu'il ait la joie, en recevant ma main,
D'entendre que du cœur vous êtes souverain,
Et que les déplaisirs dont ma flamme est suivie
Ne cesseront qu'avec ma vie.
Allez, Seigneur, défendre aux vôtres de durer :
Ennuyez-vous de soupirer,
Craignez de trop souffrir, et trouvez en vous-même
L'art de ne plus aimer dès qu'on perd ce qu'on aime.
Je souffrirai pour vous, et ce nouveau malheur,
De tous mes maux le plus funeste,
D'un trait assez perçant armera ma douleur
Pour trancher de mes jours le déplorable reste.

cotys
Que dites-vous, Madame ? Et par quel sentiment…

cléon
Spitridate, Seigneur, et Lysander vous prient
De vouloir avec eux conférer un moment.

mandane
Allez, Seigneur, allez, puisqu'ils vous en convient.
Aimez, cédez, souffrez, ou voyez si les dieux
Voudront vous inspirer quelque chose de mieux.

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